Laurent Gbagbo au bout du fil. Il veut parler. Une dernière interview ? Sa première depuis que les Forces républicaines de Côte d'Ivoire se sont lancées à la conquête du pays. C'était la semaine dernière, autant dire un siècle. Elles encerclent désormais la Résidence du Président de la République. Elles sont à la porte. Lui appelle du sous-sol. Il est retranché dans le bunker avec la Première Dame, ses filles, l'aide de camp et le dernier carré des fidèles. Bunkérisé, physiquement et moralement. Le ministre des Affaires étrangères s'est glissé dehors pour rejoindre l'ambassade de France, mitoyenne. Un tunnel secret relie les deux résidences que Laurent Gbagbo avait fait murer après le coup d'état de 2002. Il vient d'être dégagé à la hâte : il est urgent de palabrer. Se parler, mais ne rien se dire de nouveau. Jusqu'au bout, Laurent Gbagbo aura pris ses adversaires en flagrant délit de naïveté. Militaires trop optimistes qui pensent tenir leur victoire puisque le chef d'état-major des loyalistes réclame un cessez-le-feu. Diplomates trop confiants qui passent en revue les capitales africaines qui peuvent l'accueillir en exil comme on feuillette un guide touristique puisque le président a envoyé un ministre pour parlementer. L'euphorie a gagné le camp Ouattara, l'Onuci, les Français : tous anticipent la fin de quatre mois de bras de fer et de six ans de crise. Erreur, Laurent Gbagbo ne lâche rien. Imperturbable, il déroule au bout du téléphone la litanie de ses arguments appris par cœur depuis qu'il s'est proclamé vainqueur de la présidentielle. Il a gagné puisque la cour constitutionnelle l'a prétendu, CQFD. Il fait semblant de s'étonner que la France se serve de ses armes aux côtés de l'Onuci alors qu'un «simple litige électoral» l'oppose à Alassane Ouattara… Comme si Abidjan n'était pas livré au chaos depuis une semaine, après quatre mois de meurtres ciblés et de règlements de comptes ethniques. Laurent Gbagbo est fatigué, il l'avoue après dix minutes de soliloque où il plaide pour l'histoire. Mais se reprend aussitôt et claironne ses vérités, conforme à l'image bonhomme que la Radio télévision ivoirienne diffusait ces derniers jours pour rassurer ses partisans. Il baigne dans le déni. Il s'y noie. Il dit qu'il sort d'une séance de prière, on se dit qu'il est illuminé. Au dernier moment, il prouve qu'il n'est pas dupe : «je ne suis pas un kamikaze, je ne souhaite pas la mort». Laurent Gbagbo peut être au fond du trou, il ne se voit pas au bord de la tombe. Ses amis de la gauche française qui l'imaginaient se suicidant comme Allende, en plein bombardement du palais présidentiel en seront pour leur frais. Eux aussi ont été bernés. A l'agonie de son règne, Laurent Gbagbo continue de jouer à cache-cache avec les journalistes et au poker-menteur avec les négociateurs. Comment faire confiance à un homme qui réclame «la vérité des urnes !» alors qu'il a tenu onze ans au pouvoir sans avoir jamais rassemblé une majorité sur son nom ? C'est le retour du boulanger, celui qui roule tout le monde dans la farine… Paris s'impatiente et réclame qu'il signe son abdication en reconnaissant par écrit la victoire d'Alassane Ouattara ? «Je ne reconnais pas la victoire de Ouattara. Pourquoi voulez-vous que je signe ça ?» répond-il imperturbable. Un proverbe malinké affirme qu'il vaut mieux la mort que la honte. Laurent Gbagbo ne parle pas d'honneur. Il admet la force. Au fond, il est resté le raisonneur du quartier latin que fascinait la mécanique bien huilée de la dialectique marxiste. Au crépuscule de son règne, il éprouve une joie amère à se trouver seul, face au reste du monde. La veille, quatre hélicoptères Gazelle de la force Licorne ont épaulé ceux de l'Onuci pour neutraliser l'artillerie du camp présidentiel qui pilonnait le camp des Nations Unies. Laurent Gbagbo y voit la démonstration finale que Paris mène une guerre coloniale, par rebelles interposés : «La France est rentré directement en guerre, pour la première fois !», il jubile, il tient la preuve, il la brandit sous le nez des plus crédules. Se poser en victime est une satisfaction morale. Résister à un coup d'Etat et en même temps à une invasion étrangère, voilà une victoire à savourer, un triomphe à long terme. Il a l'orgueil du pyromane, convaincu que son départ ne suffira pas à ramener la paix en Côte d'Ivoire. A la surface, les palabres traînent en longueur. Les diplomates réalisent que la négociation tourne en rond. Les militaires d'Alassane Ouattara se résignent à l'idée déprimante qu'il faudra combattre pour vaincre. En 27 minutes au téléphone, Laurent Gbagbo a rendu le moral à ses partisans, relancé la partie et le bain de sang. L'intervieweur va prendre une douche. Il se sent couvert de farine et les mains poisseuses du sang qui sera encore versé.