Le bras de fer entre autorités transitoires et opposants sur la composition du deuxième gouvernement de l'après Ben Ali s'est durci en milieu de semaine. Au vu du retard de plus de vingt-quatre heures dans l'annonce de ce cabinet - toujours attendue ce mercredi en fin de soirée - les discussions sont particulièrement serrées. Et les secteurs les plus engagés du mouvement populaire, conscients de la force de la rue, n'ont cessé d'accentuer leur pression pour arracher le gouvernement de rupture qu'ils exigent. Mercredi, grève générale et manifestations ont paralysé Sfax, la deuxième ville du pays et une mobilisation analogue est prévue jeudi à Sidi Bouzid, la ville d'où est partie le soulèvement. Ce futur cabinet constitue l'ultime tentative de calmer une rue qui ne décolère pas contre le maintien des caciques du régime dans le gouvernement formé par le Premier ministre Mohammed Ghannouchi après la fuite précipitée de Ben Ali le 14 janvier. Ce cabinet n'avait, il est vrai, d'union nationale que le nom. Les principaux ministères - défense, affaires étrangères, finances et intérieur - restaient aux mains de l'équipe du président déchu. Pire : le maintien du ministre de l'Intérieur y apparaissait carrément comme une provocation, son ministère ayant été organisé et géré sur mesure pour réprimer tout mouvement dans la société… Le mouvement gagne du terrain Dès lors, rien n'aura réussi à entamer la détermination de la rue. Ni les mesures de libéralisation annoncées par le Premier ministre comme autant de gages de changement; ni ses promesses de «rupture totale avec le passé» ou sa «démission», avec huit autres ministres, du RCD, l'ex-parti unique honni; ni l'annonce du ministre des Affaires étrangères, Kamel Morjane qu'il était «prêt à partir à n'importe quel moment»; ni l'adoption d'un projet de loi d'amnistie générale; ni l'abolition de la censure des journaux et des livres interdits qui s'étalent désormais dans toutes les librairies et kiosques; ni l'annonce d'une aide de 260 millions d'euros aux régions rurales les plus pauvres; ni même enfin une première manifestation progouvernementale le 25 janvier à Tunis que les opposants ont dispersé après quelques affrontements! Loin de s'essouffler ou de s'effilocher, le mouvement populaire qui a contraint pour la première fois dans le monde arabe un chef d'Etat à quitter le pouvoir, n'a en effet cessé de gagner du terrain. Les manifestations sont quotidiennes. L'UGTT, la centrale syndicale dont les cadres intermédiaires sont à la pointe de la contestation, a lancé des mots d'ordre de grève très suivis notamment dans l'enseignement. Quelque mille ruraux venus des régions déshéritées du centre-ouest du pays, et notamment de la région de Sidi Bouzid d'où le soulèvement est parti mi-décembre, sont par ailleurs arrivés le 23 janvier à Tunis pour prêter main forte aux manifestants. Ce sont eux qui, en dépit du couvre-feu, ont installé un véritable campement devant la Primature. L'armée entre en scène Pendant trois nuits, des centaines de personnes ont ainsi assiégé ses locaux avec un seul mot d'ordre : «Démission du gouvernement» et une solidarité impressionnante de la population. Les Tunisois leur ont apporté matelas, couvertures, vivres et cigarettes! Et rien n'aura pu les amener à lever le siège de la Primature. Le chef d'état-major, Rachid Ammar, n'a pas eu plus de succès. Fort de la popularité dont jouit l'armée pour avoir refusé de tirer sur la foule, ce général a pourtant mis tout son poids pour convaincre les manifestants. Les appelant «mes enfants», parlant en dialecte tunisien, il a promis de «protéger la révolution, le peuple et le pays». Non sans mettre en garde contre «le vide politique» et fixer de facto une limite au changement : en se disant «garant de la Constitution», il a en effet signifié qu'il n'était pas question de remettre en cause le président par intérim. Cette entrée en scène publique de l'armée visait-elle à rassurer des manifestants qui craignent de voir «confisquer» leur révolution ? Ou exprimait-elle une inquiétude que des provocateurs et des miliciens fidèles au dictateur déchu profitent des incertitudes du processus pour se lancer dans des provocations qui créeraient le chaos? Le fait est que la foule massée devant le siège de la Primature a applaudi Rachid Ammar, entonné l'hymne national, mais n'a pas bougé ! Transitions révolutionnaires Tout se passe en fait comme si la revendication de liberté et de dignité des Tunisiens était trop profonde pour se satisfaire de mesures de libéralisation qui, aussi importantes soient-elles, ne touchent pas au cœur même du système Ben Ali. Bien sûr, les milliers de ralliés de la 25e heure, qui vantent aujourd'hui la démocratie avec la même fougue qu'ils louaient hier Ben Ali, prêtent à sourire. Mais tout cela ne change rien à l'enracinement du mouvement dans la société. Et comme dans toutes les transitions révolutionnaires, c'est le degré de rupture avec l'ordre ancien qui est en cause. Cette question se cristallise autour de la nature même du RCD… et de son devenir. Ce parti Etat omnipotent qui quadrillait toute la société, les entreprises, les gouvernorats, qui distribuait aides sociales et économiques, doit-il être dissous ou peut-il être réformé et mourir de lui-même au fur et à mesure qu'émergeront de nouveaux leaders dans la société ? La Tunisie évolue aujourd'hui au gré des rapports de force entre ceux qui veulent tout changer et réclament notamment la dissolution du RCD, et les partisans d'une «transition maîtrisée» d'accord pour composer avec ce parti ou des personnalités en poste sous Ben Ali n'ayant trempé ni dans la répression ni dans la corruption. Mandat d'arrêt contre le couple Ben Ali Le front du refus, constitué notamment par l'UGTT, la jeunesse qui a participé au soulèvement, des exilés rentrés au pays, exige un premier ministre et des ministres «indépendants» pour éviter que le RCD cherche à se réformer pour mieux survivre à une purge. De leur côté, les «réalistes» mettent en avant l'absence de figure charismatique dans l'opposition, l'inexpérience politique de la jeunesse, le risque d'anarchie dans lequel pourraient s'engouffrer des fidèles de Ben Ali pour créer le chaos. Sans parler des risques de déstabilisation externe que fait craindre l'apologie de Ben Ali prononcée par le colonel Kadhafi et le fait que de nombreux miliciens de l'ex-président seraient actuellement en Libye. Dans cette situation complexe, une nouvelle a mis du baume au cœur des Tunisiens même si elle a beaucoup tardé à leur yeux : le mandat d'arrêt international lancé par la justice tunisienne contre Ben Ali et sa femme Leïla réfugiés en Arabie Saoudite. Mais, sans un gouvernement de rupture, cela ne suffira pas à démobiliser l'opposition.