Les chutes du Niagara passent pour la première déception de la vie conjugale des jeunes Américaines. Malgré la ferveur d'un voyage de noces, la gigantesque chasse d'eau est moins impressionnante «en vrai» que dans les films d'Hitchcock ou les productions Disney. L'interview d'un chef d'état suscite chez les journalistes la même ambivalence. Cela reste prestigieux d'exhiber une tête couronnée à son tableau de chasse. Mais de tous les acteurs de l'actualité, le président en exercice est sans aucun doute le plus décevant à interroger. Son discours est éprouvé. Son image est formatée. Les risques de le faire déraper proches du néant et la chance de lui faire dire la vérité qu'il porte aussi. Et pourtant, parfois le miracle opère. Retranché dans le palais dont il refuse de rendre les clefs, Laurent Gbagbo a reçu deux envoyés spéciaux de la presse parisienne. Etrange interview en stéréo, parue le lundi dans le Figaro et mercredi dans le Monde. On savait l'ancien président ivoirien assez fantasque. Il lui est arrivé de laisser mariner dans son antichambre pendant des heures les reporters qu'il avait conviés à Abidjan, avant de les congédier parce que leurs têtes ne lui revenaient pas, puis de se raviser et de les accabler de ses discours jusqu'au milieu de la nuit. Il n'empêche : on a du mal à comprendre qu'il ait réservé aux représentants des deux grands titres français ses explications sur la crise alors qu'il tente par tous les moyens de l'expliquer en faisant croire à un complot de la diplomatie et des médias français. Mystère des plans de communication et calculs labyrinthiques d'un homme expert à brouiller tous les signaux… Laurent Gbagbo campe sur la peau de léopard. J'y suis, j'y reste. Si le vote d'une large majorité d'Ivoiriens ne l'en a pas fait descendre, les pressions de l'Onu, les raisonnements de ses voisins, les menaces de l'Afrique y parviendront encore moins. Expert à manier la langue de bois et à toutes les contorsions dialectiques depuis ses années de jeunesse passées à hanter les meetings socialistes, Laurent Gbagbo se laisse difficilement saisir. Il est quasi impossible de le mettre en face de ses contradictions. D'ailleurs, à quoi bon ? Le message que le président sortant-qui-ne-veut-pas-sortir tenait à faire passer est simple : il est déterminé à aller jusqu'au bout. La guerre civile ne lui fait pas peur. Et les Africains sont les derniers à pourvoir lui faire la leçon car presque tous les scrutins sont truqués sur le continent. Les émissaires de la CEDEAO qui s'apprêtaient à débarquer à Abidjan porteurs d'un message qui ressemble fort à un ultimatum étaient ainsi prévenus de l'inanité de leur démarche et du mépris qu'elle inspire à leur hôte. L'épreuve de force ouverte à Abidjan risque de durer encore longtemps. Alassane Ouattara a encaissé un échec cinglant. Son appel à la grève générale n'a guère été suivi. Cela prouve que les forces de sécurité quadrillent avec efficacité la capitale économique, que ses habitants sont fatigués de la crise politique, qu'elle représente un luxe qu'il s ne peuvent plus se permettre alors qu'ils vivent au jour le jour. Le président élu et assiégé à l'hôtel du Golfe d'où il ne peut plus sortir risque de se couper des réalités. Ses seules fréquentations depuis un mois : les diplomates et les fonctionnaires internationaux qui peuvent lui rendre encore visite par hélicoptère ! La Cedeao a reconnu sa victoire, comme l'Union africaine, l'Onu, le Conseil de sécurité, les Etats-Unis, la France et l'Europe, la Russie et la Chine. Il ne manque que la planète Mars. A terme, cet atout est majeur. D'ores et déjà, on a vu cette semaine ses partisans prendre le contrôle de l'ambassade à Paris. Demain, il pourra ventiler à sa guise les ressources du trésor ivoirien dont la banque centrale des Etats de la région a décidé de lui confier la responsabilité. Tout cela peut nourrir une guerre d'usure, sans pour autant forcer la victoire. En tout cas, Laurent Gbagbo, qui se moque des Africains en les présentant comme les jouets des Blancs et de ses pairs en prétendant qu'ils ont tous bourré les urnes, semble encore plus coupé des réalités que son adversaire confiné dans un hôtel. Le boulanger est prêt à se transformer en boucher. Il ne craint personne et ne croit ni aux foudres de la CPI, ni à l'armée du Nigeria, ni à la colère d'Obama et de Paris… Il parle en homme du passé. Il est l'incarnation d'une malédiction post-coloniale. En cela, le défi qu'il lance à ses voisins va bien au-delà de son destin personnel.