Il n'est décidemment pas facile de comprendre l'accélération des évènements dans la «zone grise» sahélienne. C'est dans cette immense région désertique située entre le Niger, le Mali et la Mauritanie que se terrent les membres d'Aqmi, Al Qaeda au Maghreb islamique. Après le raid franco-mauritanien contre une base supposée d'AQMI et l'assassinat du français Michel Germaneau fin juillet, l'enlèvement le 16 septembre au Niger de sept collaborateurs (dont cinq français) des groupes français Areva et Vinci et les menaces d'Aqmi contre la France et la Mauritanie font monter la tension. Et la confusion. Deux mois après l'annonce de l'assassinat de Michel Germaneau, on ne sait rien en effet des circonstances de sa mort ni si son corps a été retrouvé. On n'en sait guère plus sur le raid franco-mauritanien censé le libérer. On ignore aussi si les «violents combats» qui ont opposé l'armée mauritanienne à des «éléments d'Al Qaeda» en territoire malien ont impliqué l'armée française. Autant dire que la sur-médiatisation d'Aqmi, cette organisation mystérieuse aux contours mal définis, pose plus de questions qu'elle n'en résout. Opacité totale Ce n'est pas surprenant. Car les communiqués attribués à Aqmi - dont nul ne sait si ils sont authentifiés et comment - et les accusations feutrées d'Alger contre certains Etats sahéliens, particulièrement le Mali, cachent un jeu géopolitique complexe qui se déroule dans une opacité totale. Cette obscurité ressemble à celle qui a prévalu pendant la guerre civile algérienne de la décennie 90. La comparaison n'est pas fortuite: cette opacité a permis toutes les manipulations d'une partie des islamistes armés par le DRS, les services secrets algériens. Bien sûr, les étendues hostiles de cette «zone grise» aux frontières poreuses peuvent expliquer la difficulté de savoir ce qu'il s'y passe. Elles échappent d'autant plus au contrôle des Etats de la région que le Mali, le Niger et la Mauritanie comptent parmi les plus pauvres du monde et n'ont pas vraiment les moyens de contrôler leur désert. Cette région est ainsi devenue une zone de non-droit où prolifèrent bandes armées, groupes rebelles touaregs, trafiquants de tabac et de drogue alimentant l'Europe, passeurs et terroristes en tout genre. «Les réponses ne peuvent pas être du domaine du blanc ou du noir. L'argent, sous forme de tous les trafics, la politique, la religion, tout cela est enchevêtré. Il est très difficile de dire qu'il y a une seule dimension», résume dans un entretien au quotidien Le Monde Ahmedou Ould-Abdallah, l'ancien représentant spécial du secrétaire général de l'ONU pour la Somalie. Al Qaeda pour brouiller les pistes Ce mélange des genres rend difficile toute définition d'AQMI et d'une nébuleuse islamiste dont on est sûr d'une chose à défaut de savoir qui la contrôle: elle s'est placée sous le sigle Al Qaeda parce que cela fait recette. Et surtout pour brouiller les pistes. Officiellement AQMI est cette organisation terroriste de 250 à 500 activistes qui après avoir succédé au GSPC algérien, a «proclamé son allégeance à Al Qaeda» et dont la quasi-totalité des chefs sont originaires d'Algérie. Au-delà, c'est le flou de toutes les nébuleuses qui mêlent grand banditisme et terrorisme. Et c'est dans ce flou et cette origine algérienne que réside une question essentielle: l'existence de liens entre AQMI et les services secrets algériens. De tels rapports n'ont rien d'inédit: les services secrets pakistanais entretiennent des liens très troubles avec les chefs talibans et al qaedistes qu'ils sont pourtant censés combattre… Cela ne signifie pas qu'il n'existe pas de djihadistes voulant faire de cette zone une base à partir de laquelle déstabiliser la région pour l'islamiser. Il y a aujourd'hui assez de jeunes algériens et de jeunes originaires du Sahel sans avenir, sans espoir du moindre travail stable pour suivre n'importe quel prêcheur salafiste, bande armée ou manipulateur utilisant le discours islamiste surtout si celui-ci est estampillé Al-Qaeda. La question est de savoir si d'autres commanditaires se cachent derrière ces nouveaux kamikazes. Alger dit «s'attendre au pire» Une chose est sûre : la peur qu'inspirent ces groupes fait l'affaire de l'Algérie qui aspire au leadership de la région. Dans ce contexte, les opérations d'AQMI servent la thèse mise en avant par les autorités algériennes, à savoir que seul un Etat fort comme l'Algérie, aguerri par dix ans de lutte anti terroriste, peut venir à bout du danger djihadiste au Sahel. Le corollaire étant que les Occidentaux doivent le soutenir dans la traque de ses opposants armés et lui fournir l'aide politique, militaire et financière nécessaire. Est-ce la raison pour laquelle Alger dramatise la situation dans le Sahel? «On s'attend au pire (…) Al Qaeda est en position de force et il faut prendre cette donne en considération», titrait le 20 septembre le quotidien algérien L'Expression tandis que El Watan annonçait: «Vers l'Afghanisation». Spécialiste du Sahel, l'anthropologue britannique Jeremy Keenan voit en tout cas la main du DRS dans AQMI. «Il existe des contacts étroits entre la cellule d'Abou Zaïd d'Aqmi et le DRS, Zaïd étant lui-même considéré comme un agent du DRS. C'est la raison pour laquelle, les habitants de la région remontés contre les activités présumées d'Al Qaeda, se réfèrent souvent à Aqmi comme “Aqmi/DRS”», écrivait-il en août sur le site d'Al Jazeera. Créer l'insécurité et en profiter Ces liens troubles sont le non dit majeur de la difficulté à combattre AQMI et les salafistes dans le Sahel. Le président malien Amadou Toumani Touré, dont le pays est accusé par Alger d'être «le maillon faible de la région», déplore que l'Algérie repousse ses islamistes vers le Sahara malien. «Ceux qui nous accusent n'ont qu'à empêcher les salafistes de venir chez nous. Ces gens-là ne sont pas Maliens. Ils sont venus du Maghreb. Nous n'avons rien à voir avec cette histoire», affirme-t-il au Monde. Et d'ajouter : «Quand on dit Aqmi, je pense à tout. Il y a une série de menaces qui se nourrissent les unes les autres mais qui ont toutes un intérêt commun : créer l'insécurité et en profiter». Reste à savoir pourquoi Paris fait une telle publicité aux menaces attribuées à AQMI alors que certains responsables français s'interrogent sur cette nébuleuse. «Aqmi avance et recule au Sahel au gré des intérêts du pouvoir algérien», note l'un d'entre eux. Dans cette partie de dupes, la politique intérieure française constitue un autre non dit. Comme si en répétant sans cesse qu'un «attentat imminent» se préparait Brice Hortefeux, le ministre français de l'Intérieur, cherchait à détourner l'attention des critiques qui se multiplient à l'étranger contre la politique de Nicolas Sarkozy. Et d'un climat politique et social qui fut rarement aussi tendu et délétère.