L'Afrique est envahie par la cocaïne latino-américaine: routes secrètes, usines clandestines, mules bon marché, connivences des populations, aveuglement volontaire de certaines autorités et dépendance croissante des jeunes à ce paradis artificiel venu d'Amérique. A terme, ce trafic fait peser une réelle menace sur la stabilité socio-politique de tout un continent. Ou quand l'enfer des uns fait le paradis des autres… Mouna Izddine Son ouvrage, «Afrique noire, poudre blanche : l'Afrique sous la coupe des cartels de la drogue» (André Versaille éditeur/RFI) figure parmi les meilleures ventes des librairies françaises depuis sa sortie en avril 2010. Invité sur les plateaux des plus grandes chaînes de télévision européennes, Christophe Champin, ex-correspondant de RFI à Dakar de 2004 à 2008, livre ainsi le compte-rendu d'une enquête de plusieurs années menée en Afrique occidentale. Révélant au grand public ce que les polices et les services secrets des pays concernés par ce phénomène nouveau et alarmant savent depuis l'aube des années 2000. Afrique noire, poudre blanche…et afro-pessimisme ? En l'occurrence l'investissement de l'Afrique par les mafias sud-américaines de la cocaïne, un trafic au développement «fulgurant» qui menace la stabilité politique et sociale de tout un continent: «L'Afrique et la drogue ont, certes, une vieille histoire commune. L'héroïne du Sud asiatique y transite depuis une bonne trentaine d'années. Le cannabis y est cultivé à peu près partout. Mais l'ampleur et la soudaineté de la croissance du trafic de cocaïne dans cette partie du monde est inquiétante. En Amérique du Sud et en Amérique centrale, les organisations criminelles liées à la drogue sont parvenues à déstabiliser des États. Certains pays africains pourraient connaître le même sort, prévient de la sorte le journaliste français. Les détracteurs de l'ouvrage, accusant Champin d' «afro-pessimism», sont nombreux. Pourtant, hélas, les faits sont là, évidents comme une oasis dans le Sahel: pas une année ne passe sans que ne soit trouvés les débris d'un avion-transporteur abandonné au milieu du désert, comme la carcasse du Boeing 727 en provenance du Vénézuela, découverte fin 2009 au Mali. Pas un mois ne passe non plus sans que ne soit arrêtée une «mule» nigériane ou sénégalaise par les douaniers marocains ou espagnols, l'estomac chargé de capsules de coke, en partance pour Barcelone, Paris, Amsterdam ou Moscou. Les quantités de cocaïne saisies en Afrique sont ainsi passées de moins d'une tonne, avant 2005, à 33 tonnes, entre 2005 et 2007, d'après Champin. Avant lui, certains avaient déjà tiré la sonnette d'alarme sur l'ampleur de ce trafic intercontinental, comme l'écrivain et journaliste italien Roberto Saviano, auteur du best-seller Gomorra : «L'Afrique aujourd'hui n'est pas noire (…) L'Afrique aujourd'hui est blanche. Blanche non pas comme la peau des vieux descendants des Boers. Ni comme celle des médecins sans frontières qui la sillonnent. Ni comme celle des investisseurs. C'est le blanc de la cocaïne qui est aujourd'hui la couleur de l'Afrique. Toute l'Afrique occidentale est désormais gorgée de cocaïne et de l'argent des trafics de drogue. Toute la cocaïne qui entre en Espagne, en Italie, en Grèce, en Turquie, en Scandinavie, mais aussi en Roumanie, en Russie, en Pologne, toute cette poudre blanche transite par l'Afrique. L'héroïne est afghane. La cocaïne est sud-américaine, bien sûr. Mais aujourd'hui, ce n'est plus l'origine qui importe, l'origine de la culture, de la plante, ou du raffinage. Car désormais, la cocaïne est africaine. L'Afrique est devenue le continent blanc », résume en substance Saviano dans La Stampa du 13 juillet 2009 (source, traduction : Courrier International). Mais comment et pourquoi, en moins d'une décennie, l'Afrique, autrefois relativement épargnée par les drogues «dure», est-elle devenue une plaque tournante du trafic de cocaïne entre l'Amérique latine et l'Europe ? Les Américains plus sévères, des Européens plus «sniffeurs de coco» «Après les Caraïbes, le continent africain est devenu la nouvelle frontière des organisations criminelles, notamment colombiennes », explique Christophe Champin. D'après ce dernier, l'implosion du trafic de cocaïne en Afrique serait liée à deux facteurs : d'un côté le resserrement de l'étau sécuritaire et policier autour des stupéfiants sur les côtes sud-américaines et aux Etats-Unis, réputé marché traditionnel et premier de la coke, et de l'autre côté l'explosion de la consommation en Europe. En attestent les chiffres de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (2007) : la cocaïne est la deuxième drogue la plus consommée sur le Vieux continent (après le cannabis), près de 10 millions d'Européens (3% des adultes) ayant "sniffé de la coke" au moins une fois dans leur vie et chaque année, près de 5000 décès liés à ce poison chimique sont enregistrés par les services sanitaires. Auparavant confinée à une certaine élite financière et artistique (stars du show bizz, people, etc), la poudre blanche, moins onéreuse (son prix a chuté de près de 25% entre 2000 et 2007) se démocratise, pénétrant les soirées privées, les discothèques huppées comme les bars miteux, les lycées, les universités et les grandes entreprises, où souvent, elle est associée à la fête et au succès, à un mode de vie urbain branché. Avec en tête des «sniffeurs» le pays de la botte : «Lors d'une enquête menée en 2006 par l'Institut Pharmacologique de Milan, la cocaïne retrouvée en aval de l'agglomération milanaise (5 millions d'habitants) dans le fleuve Pô établit la consommation quotidienne à environ 40.000 doses. Or au même moment, les autorités estiment cette consommation à 15.000 doses/jour », peut-on lire de la sorte dans une publication de la Fondation Robert Schuman à ce propos. Le même centre de recherches français indique, qu'en fonction du degré de pureté du produit, son lieu de vente et les variations du marché, le kilo de cocaïne en gros est écoulé à 25 000 dollars en moyenne aux USA et à environ 45 000 dollars dans la zone euro, tandis que le prix de vente au détail est évalué entre 50 et 80 euros le gramme dans l'Hexagone. Les mafias latino-américaines font le plus souvent de l'Espagne la porte d'entrée de leur marchandise empoisonnée sur ce marché florissant, du fait de la position géostratégique de la péninsule ibérique mais aussi de par la proximité linguistique. Aujourd'hui, plus de la moitié de la coke destinée aux grandes métropoles européennes (250 tonnes de cocaïne sont acheminées tous les ans d'après l'ONU en Europe de l'Ouest) transiterait de la sorte par l'Espagne… via le Maroc notamment. Le Maroc, du transit à la consommation Le Maroc, en raison de son triple voisinage, avec les pays maghrébins à l'est, l'Afrique noire au Sud et l'Europe au Nord, n'échappe pas aux cartels des drogues dures. Il n'existe pas de statistiques officielles et exactes sur le trafic de cocaïne au Maroc, mais régulièrement, les médias se font l'écho du démantèlement par les autorités de réseaux de trafiquants et de la saisie de quantités importantes de poudre blanche. Derniers faits en date, relatés par la Direction de la migration et de la surveillance des frontières au ministère de l'Intérieur: la saisie en 2008 de 33,584 kg de cocaïne. Ou encore l'arrestation de quatre barons de drogues dures en août dernier. Utilisé comme pont de passage vers l'Europe, le Maroc devient peu à peu à son tour pays de consommation, même si le prix du gramme de coke (entre 500 et 1000 dirhams) en fait davantage une drogue pour la jeunesse dorée des grandes villes, que pour les jeunes désœuvrés des quartiers populaires, adeptes des joins et de la « bola 7amra» plutôt que des «rails». Cette cocaïne est souvent introduite ou sortie du Maroc par des étrangers ou des Marocains résidant à l'étranger, qui peuvent voyager plus aisément en raison de leur (double) nationalité ou de leur carte de séjour européenne. Edifiant également, le rôle joué par les Marocains d'Italie au sein de la Camorra (Naples), la Cosa Nostra (Sicile) et la Ndrangheta (Calabre): « Les anciens sont dans le haschisch, les jeunes dans la cocaïne. Les Mauritaniens acheminent la marchandise en provenance du Sénégal et des pays équatoriens à travers le désert, et la remettent aux Marocains qui la stockent dans des maisons situées à proximité du port. Du port, la drogue repart pour ses différentes destinations : l'Andalousie, la Campanie, le Péloponnèse, la Calabre, Vlora en Albanie». Là-bas, des jeunes, issus essentiellement du centre marocain (Khouribga, Beni Mellal, Fqih Ben Salah), souvent sans qualification et sans papiers, se chargent de revendre la coke dans les grandes villes de la Botte aux côtés de compagnons d'infortune roumains. A l'image du célèbre Rachid. W, qui, à 17 ans, a aidé la police italienne à démanteler un réseau de trafiquants de drogue, à Trapani, en Sicile, tenu par la famille de son beau-père défunt, les Adragna. Les dealers marocains les plus « ambitieux » réussissent à grimper les échelons du caïdat mafieux, rentrant au bercail à bord de berlines luxueuses, le compte bourré d'euros et des projets de commerce tranquilles en tête. Le no man's land sahélien, drogue dure et passage facile Les grandes cargaisons de cocaïne, lors de leur passage de l'Afrique à l'Europe, sont dissimulées dans des containers de marchandises destinées à l'export ou convoyées clandestinement comme le cannabis par des hors bords de nuit, tandis que les petites sont emportées par des voyageurs par voie aérienne commerciale. On imagine dès lors la rémunération des «fourmis » africaines qui accomplissent leur mission sans accrocs, cachant des quantités fatales de drogue dans leur estomac pour échapper aux polices des frontières, ou traversant le désert le dos courbé par des kilos de cocaïne: « En 2007, la prestation réussie d'une " mule " est payée de 2 000 à 4 000 dollars », note la Fondation Schuman. Entre temps, les tarifs de la prestation de transport, négociés en fonction de la difficulté de la mission (quantité, distance, niveau de contrôle, etc), ont évidemment augmenté. Ceci étant dit, certains candidats à ce dangereux transport, petites mains acculées par le dénuement, ne font pas la fine bouche devant les propositions des narcotrafiquants. Acceptant parfois de mettre la vie de leur famille en gage en cas d'échec, ou se faisant rémunérer « en nature », devenant toxicos à leur tour. Ces mules humaines qui assurent le transport de cocaïne depuis les côtes de l'Afrique de l'Ouest (desservies par avion léger, bateau voire sous-marin depuis la Colombie, le Brésil ou le Vénézuela) jusqu'en Europe via le Maroc, l'Algérie ou la Tunisie, sont souvent des jeunes Sahéliens. Mercenaires prêts à tous les sacrifices contre un petit pécule qui les aiderait à survivre dans un pays en proie à la famine ou à une guerre fratricide. Recrutés par les mafias de la drogue dans le no man's land sahélien, ces jeunes transporteurs africains sont d'autant plus recherchés qu'ils connaissent mieux que quiconque cette bande aride et hostile de 3 millions de kilomètres carrés. Un désert apprivoisé par les narcotrafiquants, avec l'aide désormais avérée des groupes terroristes… Quand les caïds de la drogue flirtent avec les terroristes Comme le souligne l'analyste Eric Pilon pour le site français d'information alternative « Liste Noire », plusieurs rapports des services de renseignements occidentaux suggèrent qu'Al Qaïda au Maghreb islamique (ex Groupe salafiste pour la prédication et le combat) contrôlerait des pistes d'atterrissage au Mali, entre autres celle qui a été utilisée par le Boeing 727 cité plus haut. Les cellules fondamentalistes islamiques, qui trouvent dans le Sahel l'arrière-pays idéal pour l'entraînement au djihad, auraient ainsi conclu une « alliance contre nature » avec les narcoterroristes sud-américains, mais également avec des organisations criminelles locales, comme les trafiquants d'armes, le Front Polisario ou encore des mouvements rebelles de moindre importance, échangeant hommes, armes et techniques : «Les principaux groupes colombiens associés au trafic de drogue (les Forces armées révolutionnaires de Colombie, FARC) auraient ainsi profité de l'instabilité qui règne en Afrique occidentale, où les frontières sont poreuses et les forces policières mal financées (…) L'Afrique occidentale donc, une région sous observation (…) terre d'accueil d'une association entre trafiquants et terroristes. Le Home Office américain, à ce sujet, estime que 50 % de la cocaïne qui franchit le territoire du Royaume-Uni proviennent de l'Afrique occidentale», ajoute Pilon. Actuellement, les liens entre les diverses organisations illicites opérant dans le Sahel sont tellement confus et inquiétants qu'ils engendrent régulièrement des réunions sécuritaires entre les responsables civils et militaires des pays concernés et ceux des puissances occidentales. Cette connivence criminelle qui fait le nid de l'extension du trafic de cocaïne en Afrique, est découverte parfois dans les hautes sphères de gouvernance de certains Etats. L'infiltration de l'argent de la poudre blanche va ainsi du plus bas jusqu'au plus haut de l'échelle africaine, du petit ripou chichement soudoyé, jusqu'au haut fonctionnaire grassement corrompu qui blanchit son argent sale dans le bâtiment. Haute corruption et grandes complicités En Guinée-Bissau, le 5e pays le plus pauvre au monde, le budget national équivaut ainsi à deux tonnes et demi de cocaïne, sur le marché de gros européen. « Ecrasée pendant des décennies sous le poids de la guerre civile, de coups d'État et du choléra, la Guinée-Bissau, c'est aussi un gouvernement faible, un littoral peu surveillé et des dizaines de petites îles au large des côtes. Voilà un véritable paradis pour les trafiquants de drogue », note pour sa part Eric Pilon, tout en rappelant les preuves de l'implication de l'establishment militaire et politique du pays dans ce trafic. A titre d'illustration, les réserves en devises de la Guinée-Bissau sont passées de 33 millions de dollars en 2003 à 113 millions de dollars en 2007, de même que les avoirs étrangers dans les banques de Guinée ont été multipliés par 4 entre 2005 et 2007 (source : www.alliancegeostrategique.org). Des propos qui corroborent ceux de Roberto Saviano repris par Courrier International: « Le président João Bernardo Vieria, parvenu au pouvoir par un coup d'État, a été assassiné parce qu'il gênait les intérêts des narcotrafiquants. Le président Vieria prenait un pourcentage sur les navires qui arrivaient d'Amérique du Sud, avait des accords avec les “armateurs”. Depuis 2006, les liaisons aériennes ont pris le relais, au départ du Brésil, de Cuba, du Mexique, du cœur de la Colombie, du sud du Venezuela. En 2004, les Etats-Unis lancent la West Africa Joint Operation. En quelques jours, ils saisissent plus de 1 300 kilos de cocaïne au Bénin, au Ghana, au Togo et au Cap-Vert. Les aéroports sont aux mains des narcotrafiquants. Sans eux, pas de kérosène pour les compagnies aériennes, pas d'argent pour les entreprises de nettoyage, pas de contrôleurs dans les tours. Et tout repart ensuite du cœur de l'Afrique équatoriale, soit par la route, soit à nouveau par la voie des airs», rapporte ainsi Roberto Saviano dans La Stampa. Dans le même registre, au Maroc, l'arrestation le 12 juillet 2007 à Agadir de Sidi Mohamed Ould Haidallah, fils aîné de l'ancien président mauritanien Khouna Ould Haidallah, recherché par Interpol pour trafic international de stupéfiants, fera date dans les annales. Afrique de l'Ouest, futur laboratoire de coke ? «Pour émerger, le Continent noir a misé sur un produit qui ne naît pas dans ses mines, qui ne poussent pas dans ses champs. Voilà pourquoi l'Afrique est devenue blanche. Blanche d'une substance qui ne lui appartient pas, d'un pouvoir qui la dévore, encore une fois incapable de créer le développement, mais seulement une richesse exponentielle pour sa sempiternelle classe dirigeante corrompue. La malédiction africaine ne se résume plus seulement au pillage de ses ressources, mais aussi à l'absence de justice, à la possibilité d'acheter, avec une poignée de dollars, les âmes, les corps et la cruauté de ses habitants, et la terre d'Afrique, son corps, ses espaces», déplore Saviano. Aujourd'hui, le trafic de cocaïne, favorisé par la misère de la population, la corruption de certains dirigeants et l'immensité du continent, a pris une telle ampleur en Afrique que certains évoquent même l'existence de laboratoires de production, notamment en Guinée, à l'instar de Alan Campbell, sous-secrétaire parlementaire d'État au Home Office américain. Connaissant les dégâts irréversibles que cause la poudre blanche lors de son simple passage, stockage et reconditionnement dans le corridor africain, on imagine avec effroi la tragédie politico-sociale d'une Afrique «usine géante de coc». Comment le continent le plus pauvre peut-il en effet résister aux appels des sirènes de narco-producteurs, quand le seul rôle d'exportateur de cocaïne lui fournit un chiffre d'affaires de près de 2 milliards d'euros par an, soit le second rang après le cacao ivoirien ? Que peuvent des Etats africains démunis sans l'aide des pays occidentaux, face à la puissance financière et logistique des cartels sud-américains et des mafias internationales ? Sans une aide franche des Européens et des Nord-Américains dans l'éradication de ce trafic à la source, les craintes de l'Office contre la Drogue et le Crime des Nations Unies se concrétiseront : la cocaïne transformera alors une région déjà fragile en un épicentre d'instabilité et d'anarchie…