Certains signes ont valeur de message politique. Il en est ainsi de la première et brève visite d'Amr Moussa, le secrétaire général de la Ligue Arabe, le 13 juin à Gaza. Soucieuse de ne pas y légitimer le pouvoir islamiste du Hamas, la Ligue Arabe s'était abstenue jusque là de toute visite et adoptait, comme d'ailleurs l'Egypte, une position ambiguë sur le blocus israélien: éviter de condamner trop fermement ce blocus censé isoler le Hamas tout en affichant sa solidarité avec les «frères palestiniens». Cette position est devenue intenable quand il est apparu, lors de l'assaut meurtrier des forces israéliennes contre la flottille pour Gaza, que ceux qui manifestaient le plus bruyamment leur soutien étaient deux pays non arabes : l'Iran et la Turquie. Du coup l'Egypte a immédiatement levé son blocus de Gaza et Amr Moussa s'est décidé à y faire une brève apparition. Il y a cependant peu de chance que cela suffise à contrecarrer l'aura grandissante dans l'opinion arabe de Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre turc de l'AKP (islamique conservateur). Sa virulence à l'égard d'Israël à l'occasion de ce raid est à l'origine de cette popularité. Ankara a rappelé immédiatement son ambassadeur en Israël, annulé des manœuvres militaires communes avec l'Etat hébreu, clamé son manque de «confiance» dans la Commission d'enquête créée par les Israéliens, exigeant des excuses et que celle-ci soit placée sous le contrôle direct des Nations Unies. Sous peine de «réexaminer ses relations avec Israël». L'ambition du leadership régional Cette radicalisation ne fait que consacrer un éloignement bien antérieur d'une Turquie gouvernée par l'AKP de son allié traditionnel israélien, alors que la relation entre les deux pays avait résisté à toutes les tempêtes depuis la signature de leur accord militaire en 1996. Si la surenchère verbale d'Ankara a atteint son paroxysme avec ce raid, les rapports israélo-turcs battaient de l'aile depuis l'offensive israélienne à Gaza en décembre 2008. Et l'initiative turco-brésilienne sur le nucléaire iranien a encore creusé le fossé en compliquant la stratégie de sanctions contre le régime de Téhéran. Pourquoi cette réorientation de la diplomatie turque au détriment d'Israël ? Un siècle après la chute de l'empire ottoman, la Turquie, seul membre musulman de l'Alliance Atlantique, entend bien regagner de l'influence dans la région, voire en assumer le leadership. D'où son rôle d'intermédiaire en 2008 entre la Syrie et Israël, puis avec l'Iran. L'arrivée au pouvoir en 2002 des islamistes de l'AKP a aussi pesé, ces derniers surfant sur la radicalisation de l'opinion après l'invasion américaine de l'Irak et surtout l'offensive israélienne contre Gaza. L'AKP, soucieuse de séduire les couches les plus conservatrices du pays, a en outre compris l'intérêt politico-diplomatique qu'il avait à se distancer des Américains et plus encore d'Israël et à regarder vers l'Orient. Surtout quand les intérêts économiques incitent plus ce pays membre du G20, seizième économie mondiale forte d'un marché de 72 millions d'habitants à regarder vers son riche environnement proche-oriental qu'à jouer les «ponts» entre l'Orient et l'Occident. Faire pression sur l'UE Ce repositionnement a été favorisé par les frustrations de la Turquie face à une Union Européenne où elle est candidate depuis… 1959 et qui lui ferme obstinément ses portes pour des raisons bien peu honorables : des préjugés culturels bien ancrés dans un vieux continent qui tend à se replier sur lui-même. Dans ce contexte, la réorientation de la diplomatie turque est aussi un moyen de faire pression sur l'UE (qui représente encore 60% des échanges de la Turquie). Car de l'aveu même du président Abdullah Gül, l'adhésion à l'UE demeure un objectif fondamental d'Ankara. D'où l'appel lancé aux Européens de «ne pas créer de problèmes là où il n'y en a pas». C'est là le paradoxe d'une situation plus complexe qu'il n'y paraît. Il est vrai que l'évolution du gouvernement de l'AKP préoccupe les Européens et les Américains au point que la revue Foreign Policy note qu'un nouveau terme désigne la nature de la relation entre la Turquie et les Etats-Unis : «Frenemy», contraction de «Friend and ennemy», soit «ami et ennemi»! Mais il est tout aussi vrai que la colère de la rue a été moins massive qu'attendue après l'assaut contre la flottille pour Gaza, qu'Ankara ne sort pas de l'Otan, ne s'est pas opposé à l'entrée d'Israël dans l'OCDE, n'a pas non plus rompu ses relations avec l'Etat hébreu, demeure candidate à l'adhésion à l'UE, mais ambitionne d'être la grande puissance de la région. Méfiance anti-turque La popularité de Erdogan dans les opinions arabes, ajoutée à une diplomatie et une économie très dynamiques, ne peut qu'y aider. D'autant qu'une étude réalisée dans sept pays arabes montre que la Turquie est le pays musulman le plus apprécié dans le monde arabe : 63% des sondés estiment même qu'elle a réussi une «bonne combinaison entre islam et démocratie». C'est l'inverse de ce qu'il se passe dans l'Iran de Mahmoud Ahmadinejad. La détermination du président iranien à «ne pas laisser l'arme nucléaire aux seules grandes puissances et à Israël» lui assure également une belle popularité dans les opinions arabes. Mais il est aussi souvent perçu comme dangereux par des secteurs plus «modérés» excédés par l'inaction de leurs dirigeants mais n'approuvant pas pour autant ses positions ultra-radicales et ultra-conservatrices. Une situation idéale pour Erdogan puisqu'elle lui permet de concurrencer l'Iran dans sa volonté de leadership au Proche-Orient et de remplir le vide laissé par les dirigeants des pays arabes modérés. Mais ce type d'«ingérence» a aussi ses limites : n'être pas populaire dans les Etats arabes voisins. Tous ont en effet peur de leurs oppositions islamistes et n'ont aucune envie de voir le radicalisme de Recep Tayyip Erdogan venir les conforter. Autant dire que la voie est étroite entre une ambition de leadership régional rendue possible notamment par le déclin de l'Egypte de Hosni Moubarak et le danger de rallumer la vieille méfiance arabe antiturque et antiottomane.