Le roman (en langue arabe) que vient de publier Mohamed Achaari ; est un acte d'amour pour Rabat. Il lui a donné comme titre » علبة الأسماء ». Mais ce ne sont ni Chimrate, ni Touria Bargach, ni Si Molato, ni Pedro, ni Boudali, qui sont les personnages centraux du roman, mais Rabat, la ville elle-même, au point que je pensais intituler cette chronique « Le Roman de Rabat ». L'affection de l'auteur pour une ville si peu aimée est sensible dans ces pages, sans que pas une seule fois le mot aimer ne soit employé. S'est imposé alors à moi le titre d'une chronique où j'avouais ma passion pour ma ville « Rabat, mon amour ». Et je n'ai pas pu m'empêcher d'attribuer à l'auteur le même attachement. Ce roman tant attendu, ce n'est pas un Rbati de souche qui l'a écrit. L'intrigue du récit en soi m'a peu intéressé. Les aventures heureuses ou malheureuses de tous ces personnages ne sont pour l'auteur que le prétexte pour faire vivre devant nous une ville à la fois pudique, secrète et mystérieuse. C'est cette vie-là qui fait l'originalité de ce roman. D'abord les lieux : la Kasbah des Oudayas, quartier tumultueux dans le passé, qui l'est demeuré longtemps, inquiétant où se trouve une maison en ruine, désirée, abandonnée, qui intrigue tous les personnages par l'énigme d'un trésor, vivante et obsédante. Elle est le refuge d'une mémoire fissurée, refuge qui n'arrive ni à panser les blessures des exilés hornacheros ni à calmer leurs velléités de retour en Andalousie, retour illusoire. Cet espace dans le roman est l'espace du désir, des frustrations, des gouffres où s'enterrent souvent les identités perdues et où a sombré à jamais l'ambition de réinventer la splendeur de l'orient andalou. Il y a ensuite la médina, l'autre lieu andalou, (le Haut de la ville), aussi tumultueux que l'était l'espace « Oudayas », qu'habitent des élans vers un impossible retour, mais qu'offense surtout la morgue des hornacheros qui se résignèrent finalement à partager le pouvoir. Elles finirent ensemble, (la Kasbah et la médina) par peindre des couleurs assagies de la réconciliation les remparts d'une ville enfin en paix avec elle –même. Il y a aussi la ville nouvelle, ses quartiers qui s'étendent dans une continuité architecturale étonnement harmonieuse pour une cité coloniale où commence à émigrer une population qui n'en finit pas d'émigrer. Et puis il y a l'autre pôle, cette bâtisse dans les hauteurs de la ville, qui fut fort militaire portugais, demeure maghzanienne, hôpital pour les troupes d'occupation, enfin prison coloniale où séjourneront pour une raison ou une autre des personnages essentiels du roman. L'auteur luimême y avait été emprisonné et les souvenirs de ce temps d'enfermement l'ont certainement poussé à ériger ce lieu en un point focal du triangle spatial romanesque : Kasbah, Médina, Prison. Quand le lecteur pistera d'autres lieux dans le récit, qu'il se retrouve dans le marché central devant la poissonnerie du Sieur El Bacha, ou devant la pâtisserie du Sieur ElKortbi (de Cordoue) au nom prédestiné à Sidi Fatteh, ou devant le Mellah, quartier où vivaient des juifs exilés, comme le furent leurs compatriotes musulmans, ou simples commerçants, destiné sous le protectorat à dissimuler une débauche de plaisirs inavoués, la tentation sera grande pour lui de ne vouloir faire de ce récit qu'un promenade littéraire dans la cité, et d'écarter les péripéties d'une intrigue complexe et pesante, de ne garder que l'émotion des souvenirs et des regrets. C'est ce que j'ai fait comme lecteur Rbati. Il y a surtout, le « parler Rbati », dont la rugosité phonétique agresse, (la recherche coloniale l'a heureusement sauvegardée), que l'auteur met dans la bouche de Chimrate, un de ses personnages préférés comme pour participer à cette tentative de survie. Il a vu juste. Au cours de l'histoire de Rabat, (quelqu'un pourra-t-il m'en dire la raison ?) ce parler est devenu essentiellement féminin. Dans mon enfance, j'ai connu peu d'hommes victimes de cette phonétique inélégante. Les femmes par contre usaient encore de cet accent en voie de disparition. J'ignore s'il participe encore aujourd'hui de notre environnement langagier... Mais curieusement, dans ce récit, l'auteur s'est cru obligé pour rendre la lecture du roman plus reposante de traduire les paroles rbaties de Chimrate en parler arabe conventionnel classique. Traduire l'arabe en un autre arabe cela ne m'aurait pas gêné si cette opération ne détruisait pas le charme de cette originalité de la ville de Rabat. À chaque fois que Chimrate s'exprimait, c'est Rabat qui s'exprimait. Traduire en arabe les mots arabes de la ville pour cause de phonétique défectueuse, qui serait source d'incompréhension c'est comme si Rabat allait rester pour toujours étrangère à elle-même. Enfin il y a la musique andalouse, bien sûr gharnatie (de Grenade) qui est l'ornement de cette ville, son hymne que le personnage Pedro (dont on n'est pas sûr qu'il soit andalou) chante dans les soirées mémorables qui réunissaient ce groupe hétéroclite, insolite et turbulent. Ses phrases musicales, ses mélodies lancinantes chantent l'amour. Les mots qui brûlent, qui apaisent ponctuent le récit, chantent l'Andalousie encore présente en cette ville, qui continue à y palpiter comme palpite cette poésie dans les coeurs nostalgiques des hommes et des femmes de la cité. Voilà ce qui m'a fait dire que ce roman de M. Achaari est une déclaration d'amour pour Rabat, ma ville devenue sa ville. Je ne crains qu'une seule chose : que le lecteur pressé ne s'intéresse qu'aux aventures des personnages et ne perçoive pas ce qui fait la réussite de cette oeuvre, sa symbolique. Le trésor qui hante les personnages tout au long du récit, c'est la cité de Rabat elle-même, flamboyante, insaisissable ; cité-trésor introuvable et énigme pour les non initiés. Mais l'auteur, lui est un initié aux mystères de notre ville. Il semble avoir découvert les trésors qu'elle dissimule parce que tout simplement il l'a aimée... et écrite ❚