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Inondations
Le Gharb dans la glaise…
Publié dans L'observateur du Maroc le 08 - 02 - 2010

Dimanche 24 janvier 2010. Un ciel lourd et menaçant pèse sur les petits patelins de Youssoufia et Essalam en cette glaciale matinée d’hiver. Une vingtaine de kilomètres à peine séparent la commune de Mograne, dont relèvent les deux douars, du nord de la ville de Kénitra, chef-lieu de la Province éponyme. Pourtant, on se croirait à dix mille lieues de la capitale du riche Gharb, quelque part entre l’indienne Calcutta et la mozambicaine Maputo, tant le décor de désolation accueillant les rares visiteurs qui osent s’aventurer sur ces terres sinistrées semble étranger à la réalité du Maroc rural de 2010. Champs inondés, écoles submergées par les eaux, arbres arrachés et maisons en pisé écroulées trônent aux abords de la route goudronnée (enfin praticable) reliant cette commune, baptisée ainsi du fait de la rencontre entre les oueds Beht et Sebou, au reste des bourgs de la fertile plaine du Gharb.
Encerclée par une boue gluante arrivant jusqu’aux genoux, mélange fétide de glaise humide, de bouse de vache et de détritus en tous genres, la famille Serbat, de la tribu des Ouled Amer, s’entasse dans ce qui lui reste de bâtiments sauvés des eaux au lendemain des inondations ravageuses de la soirée du vendredi 15 janvier 2010. En l’occurrence trois pièces en dur en guise de logement pour la vingtaine de membres composant la famille. Entre le vieux patriarche, les frères Serbat, leurs épouses et leur nombreuse progéniture, majoritairement des enfants en bas âge que le froid et l’humidité n’ont pas manqué de rendre malades. Fragilisés aussi, la dizaine de têtes de bétail que possède la famille aux côtés de la poignée d’hectares de terre agricole fournis par l’Etat au grand-père en vue de leur usufruit, à l’instar de ses semblables chefs de familles. Des cultures, d’orge et de blé notamment, perdues sous les milliers de mètres cubes d’eau qui se sont déversés sur la région du Gharb Chrarda Béni Hssen ces dernières semaines, noyant 50.000 hectares de terres agricoles (essentiellement à Mograne, Sidi Allal Tazi, Mechraâ Belksiri, Souk El Arbaâ, Sidi Slimane et Sidi Kacem). Et la plaine de Mograne est la plus touchée cette année, du fait du débordement du Sebou et de son affluent le Beht.
Dans son désarroi et son ire, Lahcen Serbat, père de cinq enfants, demeure un homme lucide. Etonné que «des étrangers viennent jusqu’à eux alors que les autorités locales les ont abandonné à leur sort», il nous entraîne sur le toit de la maison principale, là où, cinq jours et cinq nuit durant, la famille Serbat dans son ensemble, surprise par les eaux à une heure du matin, confie s’être réfugiée en catastrophe : «C’est la seconde année consécutive que nous sommes victimes des lâchers de barrages débordés. Car quoi qu’en dise le makhzen, ce sont ces derniers aussi et pas seulement les crues de l’oued Sebou et du Beht qui sont à l’origine de ces inondations dramatiques. Tout cela nous le savons, mais la moindre des choses aurait été de nous prévenir avant». Pourquoi ne pas avoir dans ce cas rejoint les campements érigés par les autorités pour les sinistrés au lendemain du drame ? «Les profiteurs de guerre, ce n’est pas ce qui manque non plus, on ne veut pas se faire voler le peu de biens que nous avons. Quitter notre douar pour la forêt ou d’autres terrains de pâturage serait aussi trop dangereux pour notre bétail. Celui-ci étant accoutumé à une alimentation bien précise, il risquerait de tomber malade, voire de mourir. Et puis, si l’Etat tenait véritablement à nous sauver, il nous aiderait sans nous déplacer, et ne se défilerait pas aux premières pluies torrentielles comme l’on fait certains responsables dont je tairai les noms», rétorque Lahcen. Hassan et Abdelali, les deux fils de Lahcen, restés sans école, se chargent de nous faire visiter l’étable, à peine évacuée des eaux, tout en s’amusant à barboter dans les flaques noirâtres entre six vaches grasses et placides. Echappés de leur niche et de leur poulailler en argile et en paille, réduits à néant par les pluies torrentielles et les flots des crues, des chiens chagrins et des poulets agités, pelage et plumes encore mouillés, se tiennent chaud sur la petite portion de sol sec devant la maison encerclée par un grillage de fer. Affairées dans la pièce servant à la fois de chambre à coucher, de salon de séjour et de cuisine, les femmes de la famille, fillettes, adolescentes et mères, entre deux plaisanteries, nous invitent joyeusement à partager le couscous du midi devant leur feuilleton télévisé à l’eau de rose préféré. Comme si ce triste dimanche était un dimanche ordinaire… : «Que voulez-vous, nous ne pouvons rien faire! C’est la volonté de Dieu, nous nous en remettons à lui. Al Hamdoullah», répondent-elles en chœur. Même fatalisme chez le patriarche. Silencieux, de ce mutisme insondable des grands-pères résignés par la vie, il écoute, le regard baissé, presque honteux, son fils évoquer son surendettement auprès de l’ORMVAG (Office régional de la mise en valeur agricole du Gharb) pour les besoins d’irrigation de ses 5 hectares, et leur combat contre un quotidien pénible et aléatoire : «Chaque année qui vient nous trouve encore plus démunis et ces catastrophes naturelles n’arrangent rien à notre situation de campagnards. L’an dernier, nous avons reçu dix kilos de farine et une quantité moindre de sucre, d’huile et d’autres denrées alimentaires de base en guise d’aide. Ce n’était pas du tout suffisant, sachant que nos cultures sont irrécupérables. Nous ne savons pas comment nous tiendrons cette fois-ci, mais heureusement, Allah est grand», conclut Lahcen Serbat en nous reconduisant à notre voiture. Devant le douar, des jeunes viennent à nous, blasés à l’âge de l’optimisme et de l’espérance: «A la décennie de sécheresse succède une décennie d’inondations. Les Gharbaouas sont fatigués des fausses promesses, surtout de la part de certains élus. Ils viennent ici avec leurs gros 4x4, nous jurent qu’ils feront leur maximum pour nous aider à décrocher les autorisations administratives et les moyens matériels nécessaires pour construire en dur, la plupart des familles ici n’étant pas propriétaires, mais juste occupant ces terres collectives (Aradi al joumouû) de père en fils. Ils nous promettent aussi de faire bâtir des digues sur les rivières et des canaux de dérivation pour prévenir ces incidents. Mais ils ne le font pas, ou mal, ou s’y prennent trop tard, en automne. Pourquoi ça changerait l’hiver prochain ?», s’interroge l’un d’eux. «Et à ceux qui nous suggèrent d’aller vivre en ville, nous disons que la ville est une ogresse qui dévore son homme, une chimère, un cadeau empoisonné pour tous les jeunes comme nous qui n’avons ni argent ni diplôme. Nous sommes nés ici, et c’est à la campagne que l’on se sent chez nous. Nous préférons encore travailler ici comme saisonniers dans les champs, ou à Kénitra à la tâche durant le jour, dans le bâtiment, et rentrer chez nous le soir, plutôt que de devoir squatter un baraque miséreuse et noyer notre désespoir dans du vin rouge bon marché».
Laissant derrière nous cette poignée «d’irréductibles des basses terres», nous nous dirigeons à une dizaine de kilomètres de Kénitra, au coeur de la Maâmora, là où les ibis fouinent l’herbe humide de leur long bec à la recherche d’insectes bénis. Le long du chemin, des estafettes des forces auxiliaires sont stationnées devant quelques douars alentour… le souvenir des émeutes de Khénichet serait-il encore vivace ?
Campement El Menzeh, à proximité du poste forestier du même nom et du centre régional de recherche agronomique. C’est le bivouac principal, avec celui installé au stade de football de Sidi Allal Tazi (350 personnes environ), dans lequel sont venus trouver refuge, échappées grâce à leurs propres moyens de transport (camions, tracteurs, charrettes, etc.) ou évacuées par les autorités, les milliers de personnes victimes des crues du oued Beht et oued Sebou, en provenance des nombreux douars avoisinants : Tâaouniate Al Kheir, Lamhajba, Oulad Moussa, Oulad Ameur ou encore Oulad Belkhir. Ici, tout est ordre et tranquillité. Plantés par la Protection civile dans une vaste clairière, des tentes jaune canari flambant neuves, dûment cachetées du sceau du ministère de l’Intérieur, abritent les quelque 2000 personnes (près de 700 familles au total) sinistrées, à raison d’une famille par tente et de trois campements principaux. Le département de Moulay Tayeb Cherkaoui n’est pas le seul à avoir répondu à l’appel. Forces armées royales, gendarmerie royale, protection civile, forces auxiliaires, autorités locales, ORMVAG (pour la nourriture du cheptel et ses vaccins anti-parasitaires), Santé publique et même Education nationale (pour les écoles provisoires), pour ne citer qu’eux, encadrent le camp : «Nous avons tiré les leçons de 2009. Cette année, la riposte des autorités a été rapide, énergique, adéquate et efficace. Les familles ici ne manquent de rien, que ce soit en termes de soins médicaux, d’hygiène (plusieurs latrines ont été installées), de nourriture (des kits alimentaires ont été distribués aux familles), d’eau potable, de vêtements, de matelas, de couvertures ou d’alimentation (orge) et de soins vétérinaires pour leur bétail. La gendarmerie royale et les forces auxiliaires se chargent quant à elles de la sécurité du bivouac. Enfin, le Croissant rouge marocain (CRM) nous fournit une aide très précieuse en matière de soutien psychologique aux sinistrés et d’animation pour les enfants. Les populations à leur tour sont plus averties, elles ont ramené l’essentiel, même leurs animaux de compagnie et leurs ustensiles de cuisine !», rapporte un responsable, non sans une note d’humour dans la voix. Sous un parasol, des fillettes et des garçons se laissent joyeusement coiffer par les jeunes volontaires du CRM, tandis que des adolescents discutent à l’ombre des chênes-lièges et des eucalyptus, des poules picorant paisiblement le sol autour d’eux. Ici, nous dit-on, les rôles sont bien répartis. Les femmes restent dans le camp pour cuisiner, les enfants vont à l’école dressée sous les tentes par le ministère de Akchichen, les ados font paître le bétail, et les hommes sont à cheval entre le bivouac et les douars sinistrés, où ils se rendent de temps à autre pour s’enquérir de l’état de leurs maisons. A l’heure qu’il est, une quarantaine de familles sont rentrées chez elles. Un peu plus bas dans la clairière, nous rencontrons Blil Mohamed, ouvrier dans le bâtiment, père de 3 enfants de 4, 7 et 10 ans, originaire de Ouled Ameur : «On a été surpris par les eaux le samedi 16 janvier vers 19 h30. On avait entendu parler du lâcher de barrages, mais nous n’étions pas sûrs de l’information. La hauteur des eaux a atteint près de 80 centimètres sur deux mètres. Pour la seconde année consécutive, il nous faudra reconstruire notre demeure en pisé. Ici, nous ne manquons de rien, nous demandons à rester au campement jusqu’à ce que tout sèche, même s’il faut attendre le mois de juin comme l’an passé. Mais à terme, la solution à tous ces problèmes, c’est que l’Etat nous donne l’argent et l’accord pour bâtir en dur, ou nous installer loin des barrages et des rivières», affirme Mohamed. «Et que le ministère de l’Equipement érige davantage de barrages sur le Sebou, outre les trois existant (Al Wahda, Al Ganzra et Idriss 1er) , surélève les voies d’accès et cure les canaux d’irrigation et les réseaux d’évacuation pendant la belle saison. C’est tout un travail de prévention et de drainage qui doit être fait, sachant la nature marécageuse de la plaine du Gharb. Il y a d’autres priorités que d’éclairer les routes nationales… C’est malheureux que le Maroc du 3e millénaire continue à se reposer sur les vestiges de réalisations laissés par les colons français», déplore un autre témoin. Un Etat qui, lui, estime en tout cas avoir fait l’effort nécessaire et disposer d’une vision claire des projets à venir. L’Agence du bassin de Sebou a ainsi souligné que les inondations du Gharb étaient liées à la nature marécageuse du bassin, à l'envasement du Oued Sebou et à l'absence de barrages sur certains oueds de la région. Les précipitations diluviennes de ces dernières semaines ont de la sorte fait atteindre 104% de taux de remplissage aux barrages El Wahda et Idriss 1er. Le délégué régional du ministère de l'Equipement a rappelé de son côté que la situation était moins alarmante que l’an passé, des évacuations contrôlées ayant été effectuées en septembre et octobre 2009 au niveau des barrages Al Wahda et Al Ganzra. Le département de Karim Ghellab envisagerait par ailleurs de construire en 2010 deux barrages, l'un à Mdez sur l'oued Sebou et l'autre à Ouljat Soltane sur oued Beht pour minimiser le risque des sinistres. Et si ces inondations, concluent les mauvaises langues, n’étaient que la partie visible de la marginalisation politique dont souffre à leurs yeux le Grenier du Royaume», pourtant pilier économique essentiel du «Maroc utile» ?


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