L'Observateur du Maroc. Il n'y a pas si longtemps, la possibilité d'une candidature de Bachar Al Assad à une élection présidentielle semblait surréaliste. Or elle est devenue réalité. Comment en est-on arrivé là ? Peter Harling. La candidature de Bachar Al Assad était depuis longtemps à la fois surréaliste et inéluctable. Le régime s'est enfermé dans une logique où il n'y avait pas d'autre issue : dès le début, il ne proposait que « Bachar ou le chaos ». Ce slogan, répété à l'envie par les officiers de sécurité et affiché ostensiblement sur les murs, reflétait une donnée structurelle : le régime ne peut pas se passer de la famille régnante justement parce que celle-ci a toujours veillé à ce que les institutions nationales restent faibles. C'est dans la fragilité de l'Etat que réside la force de Bachar, sans qui l'appareil pouvoir éclate en milices. Il n'y avait donc pas d'autre horizon, pour le régime et ses sympathisants, que sa réélection. Le régime paraît n'avoir plus que deux obsessions : la réélection de Assad en juin et la reconquête militaire. Assad a-t-il d'autres objectifs, d'autres projets, que tenir ? Ce que le régime propose à ses partisans, fondamentalement, c'est de s'interposer face à une alternative qui lui fait peur, pour des raisons diverses. A cet égard, l'argument du complot étranger (même si le soutien étranger à l'opposition est une réalité) vient surtout habiller des préjugés, des lignes de fracture au sein de la société syrienne : les syriens pro-Bachar craignent surtout leur concitoyen islamiste, roturier, exilé, et donnent au régime carte blanche à condition de les en protéger. Au début du conflit, le régime pouvait aussi jouer sur le déni de l'existence même de la crise, puis sur la nostalgie du passé. Désormais, il mise sur un désir de « retour à la normale », à n'importe quel prix. Bien sûr, il n'a plus les moyens d'offrir une quelconque normalisation dans un pays que le conflit a réduit en cendre. Pourtant, le régime a besoin d'ennemis à combattre, il a besoin d'un conflit dans lequel il puise sa seule forme de légitimité résiduelle. La récente évacuation des civils et de rebelles de Homs après un siège impitoyable de deux ans s'inscrit-elle dans cet agenda électoral ? Les élections se déroulent sans programme, du moins en ce qui concerne Bachar. Ses concurrents supposés ont pris la peine d'articuler une plateforme politique, tout en faisant campagne sur le soutien à la stratégie militaire de Bachar... Homs sert au régime pour suggérer qu'il remporte des victoires : c'en est fini de la ville qui se faisait appeler « la capitale de la révolution ». En même temps, les images que tous les syriens peuvent voir de la ville montrent à quel point « s'en est fini » au sens propre : le niveau de destruction choque enfin les partisans de Bachar, et leur suggère que la normalisation est illusoire pour l'instant. Quel rôle les Iraniens ont-ils joué dans la négociation de cette évacuation ? Différentes sources, y compris de première main, affirment que les Iraniens ont joué un rôle clef, mais les détails restent spéculatifs… La présence et la participation aux combats du Hezbollah libanais sont de plus en plus visibles alors qu'elles étaient récemment bien plus discrètes. Comment expliquer cette évolution et que vise vraiment le mouvement chiite ? Jusqu'à quand ses « bases » le suivront-elles dans cette aventure syrienne ? Le Hezbollah n'a défini aucune limite à son engagement : au contraire, il a levé petit à petit toutes celles qui pouvaient le contraindre. Récemment, le leader du mouvement, Hassan Nasrallah, a déclaré que le régime n'était plus en danger, que l'intégrité du territoire syrien n'était plus menacée, et qu'il fallait continuer quand même. Il n'a pris aucune mesure suggérant une volonté d'en revenir à une négociation politique. L'objectif qui se définit en creux est celui d'une victoire totale. Le problème, c'est que l'état de délabrement du régime, de la société, de l'économie syrienne ne permettent pas une telle victoire. Pour la Syrie, rebondir exigerait un accord politique remportant un large soutien en interne et en externe. Mais le Hezbollah croit à la force, et sa fuite en avant resserre le soutien dont il jouit de la part de ses bases, qui craignent le prix à payer si le mouvement ne parvient pas à ses fins en allant jusqu'au bout (de ce qui n'est pourtant qu'une fuite en avant). D'où vient la force des groupes armés jihadistes, et notamment celle de l'EIIL, l'Etat islamique en Irak et au Levant ? Leurs atouts sont multiples: un très fort magnétisme de la Syrie dans une culture musulmane (magnétisme qui peut aussi générer des attitudes pro-régimes, passionnelles elles aussi) ; une politique turque de laisser-faire à la frontière, posture qui se durcit aujourd'hui mais trop tard, puisque les réseaux de passeurs sont bien rodés ; un retour en vogue spectaculaire de la mouvance jihadiste chez le voisin irakien, notamment grâce à la polarisation extrême induite par les politiques répressives poursuivies par Bagdad ; des échecs répétés et une confusion constante des tendances « mainstream » de l'opposition armée qui donnent un certain avantage aux jihadistes, qui formulent un discours relativement clair, disposent de moyens plus stables (parce qu'autonomes par rapport à des bailleurs de fond ambivalents et hésitants), et codifient leurs pratiques guerrières (pour le meilleur et bien sûr pour le pire). Depuis plusieurs mois, une impression domine : celle d'une avancée sur le terrain des forces de Assad même si rien ne dit qu'il pourra conserver son avantage. Un camp peut-il encore l'emporter militairement ? Les deux camps se sont détruits euxmêmes, et ont détruit le pays, au-delà de toute capacité à remporter une quelconque « victoire », si ce n'est au sens restreint de « survivre ». D'ailleurs pour survivre les belligérants des deux bords ont besoin du conflit, qui sous-tend ce qui leur reste de légitimité et génère une profusion de ressources matérielles aussi. Ils ne constituent pas des offres alternatives – d'ailleurs ils n'offrent rien d'autre qu'un agenda négatif et illusoire (l'éradication impossible de l'adversaire). Ils font partie d'un même système, dont les parties se complètent. Assad se montre d'autant plus imperméable aux pressions des Occidentaux qu'il sait désormais que des frappes militaires ne sont plus d'actualité. A quoi peut-il être sensible ? Bachar ne sera sensible qu'à une chose et une chose seulement : d'éventuelles pressions venant de son propre camp, à savoir de ses troupes ou de ses alliés. Mais les uns comme les autres ont montré un jusqu'auboutisme à toute épreuve, donc il n'a pas de raisons particulières de s'inquiéter. Comment dès lors sortir de l'impasse ? Pour l'instant, c'est tristement simple : on ne peut pas. Le problème n'est pas de résorber les peurs et les haines entre syriens : la fatigue prend le dessus. Un obstacle plus difficile, c'est la nature du régime, qui au mieux est réformable sur la très longe durée. D'ici là, il est à prendre comme il est. Ensuite, se posent les craintes des deux rivaux saoudien et iranien, qui voient dans une défaite en Syrie le risque d'un effet domino à l'avantage de l'adversaire. Enfin, vous avez un système de gouvernance internationale en pleine crise à l'issue de presque 25 ans d'hégémonie occidentale ou plus exactement américaine. La Syrie se trouvait là par hasard et, tragiquement, paie les pots cassés. La Syrie, qui est déjà au coeur de l'affrontement entre chiites et sunnites, n'est-elle pas aussi victime de deux grands dossiers internationaux dans lesquels les Occidentaux ont trop besoin de la Russie pour la contrer sur la Syrie : le nucléaire iranien et plus encore aujourd'hui l'Ukraine ? La Syrie est victime de tant de choses : une renégociation du rapport de force régional, un règlement de compte russo-américain, le déclin économique des grands bailleurs de fonds humanitaires, le cynisme infini du régime et l'amateurisme non moins étendu de l'opposition, et j'en passe. Tout le génie de la société syrienne, toutes tendances confondues, est englouti par ce déluge de malheurs digne des dix plaies d'Egypte ❚