La tension monte parmi les rangs des infirmiers anesthésistes. Chaque jour qui passe, il apporte son lot de communiqués, d'écrits administratifs et de plaintes provenant des quatre coins du Maroc. L'Objet de ces doléances ? « Nous ne pouvons plus évoluer et pratiquer notre profession avec ce grand vide légal. L'infirmier anesthésiste est pris entre l'enclume d'une loi inadaptée à la réalité marocaine et le marteau de son sens de devoir et son souci pour la sécurité du patient », nous annonce d'emblée Abdelilah Asaissi, président de l'Association marocaine des infirmiers anesthésistes réanimateurs (AMIAR). Contradiction Une situation qui n'est d'ailleurs pas tout à fait nouvelle mais qui semble peser encore plus ces derniers temps sur les praticiens. « Après la grande charge du travail pendant la période de lutte contre Covid-19 et qui était plutôt concentrée sur la pandémie, aujourd'hui les services hospitaliers sont en train de reprendre leur cours normal. Entre les opérations chirurgicales programmées et celles urgentes, nous sommes à nouveau confrontés à cette contradiction flagrante qui met les infirmiers devant un sacré dilemme », ajoute le président d'AMIAR. Par dilemme, ce dernier pointe du doigt la loi interdisant à tout infirmier anesthésiste de pratiquer une anesthésie sans la supervision d'un médecin spécialiste. « Pourtant les administrations des hôpitaux les obligent à pratiquer ce geste au grand dam de cette loi », nous explique pour sa part Zakariae Taabani, secrétaire provincial de la Fédération nationale de la santé de l'UMT à Sidi Bernoussi Casablanca. Et d'ajouter « Certaines administrations prétendent que cette loi ne concerne que le secteur privé comme si le citoyen qui se dirige vers les hôpitaux publics est de deuxième catégorie et ne mérite pas que l'on se soucie pour sa sécurité comme celui se dirigeant vers le privé !!! », s'insurge Taabani. Pénurie et déficit Spécialité clé, l'anesthésie réanimation reste le parent pauvre de la médecine dans notre pays. Peut attrayante, cette spécialité connait une grande pénurie en ressources humaines. Croulant sous le poids de la lourde charge de travail, les 700 médecins anesthésistes réanimateurs et les 1800 infirmiers anesthésistes doivent prodiguer des soins spécifiques à 35 millions de Marocains. Des chiffres qui en disent long sur le grand déficit en ressources humaines qualifiées en cette spécialité particulière, tous secteurs confondus (public, privé, militaire et universitaire). « Si l'OMS recommande 6 médecins anesthésistes par 100.000 habitants, et 2 infirmiers par 5 patients en réanimation, la réalité est tout autre dans nos hôpitaux surtout publics », nous affirme Abelilah Asaissi. Décalage « Un état des lieux qui s'est aggravé davantage avec la pandémie qui a sollicité énormément la spécialité tout en dévoilant le grand déficit », commente de son côté Zakariae Taabani en insistant sur la gravité du flou légal entourant la pratique. « L'article 6 de la loi 43-13 relative à l'exercice des professions infirmières stipule qu'un infirmier anesthésiste ne peut pratiquer une intervention que sous la supervision d'un médecin anesthésiste réanimateur. La loi est claire la dessus sauf que dans la réalité il en est autrement », regrette Asaissi. Explication ? Dans les blocs de nos hôpitaux, cette condition n'est pas toujours « réalisable ». « Beaucoup d'hôpitaux n'ont pas de médecins réanimateurs. Ceux qui ont la chance d'en avoir, n'en ont pas en nombre suffisant : Un ou deux au maximum. Avec le système de garde et d'astreinte et la surcharge de travail, ce n'est pas toujours possible d'avoir un médecin 24/24h », nous explique auparavant Dr Mohyeddine Zarouf, Secrétaire général du secteur public de la Fédération nationale des anesthésistes réanimateurs ( FNAR). « Des textes de loi décalés de la réalité qui sont élaborés d'une manière improvisée sans concertation avec les professionnels et les spécialistes du domaine qui, eux, ont une véritable connaissance du secteur », commente Mustapha Jaa, secrétaire général du Syndicat indépendant des infirmiers et spécialiste en droit de santé. Epée de Damoclès « C'est justement là que l'infirmier anesthésiste est confronté à un sacré dilemme : intervient ou intervient pas surtout dans les cas urgents. Si la loi nous interdit d'intervenir sans la supervision d'un médecin, les administrations des hôpitaux nous obligent à pratiquer des anesthésies sans leur présence via des notes de service », explique le président de l'AMIAR. D'après ce dernier, les infirmiers ont pu s'adapter au grand déficit et aux conditions de travail « hors normes », « Mais point de bricolage dans ce cas de figure. On ne peut pas se risquer dans des manœuvres qui peuvent impliquer des poursuites judiciaires en cas de pépin ou de graves complications », répètent en chœur les deux activistes. Le président de l'AMIAR évoque plusieurs cas d'infirmiers ayant été suspendus de leurs fonctions car respectant la loi et refusant d'intervenir sans la supervision d'un médecin. « L'infirmier est entre le marteau et l'enclume. Soit il intervient à ses risques et périls en risquant d'être poursuivi par le code pénal si complication il y a, soit il refuse et il est soumis au conseil disciplinaire et suspendu de ses fonctions pour non assistance à une personne en danger », détaille l'activiste de l'UMT. Une flagrante contradiction qui met les infirmiers devant un sacré dilemme... « Ceci dans un total désintérêt de la part de la tutelle malgré nos différentes correspondances et réclamations pour régler cette problématique et protéger légalement les infirmiers anesthésistes », déplore Asaissi. Adapter la loi Même constat de la part de Taâbani, qui affirme que la Fédération adresse régulièrement et depuis plus de quatre là, des correspondances dans ce sens au ministère de la santé. Même affirmation du côté de l'AMIAR. « Nous n'avons eu aucun retour alors que c'est la sécurité et la santé du citoyen qui sont en jeu dans ce dossier », regrette Asaissi. Véritable problématique, les infirmiers anesthésistes pensent trouver une solution à cet imbroglio. Comment ? « Tout simplement en adaptant la loi à la réalité marocaine. Il suffit d'une modification de l'article 6 en y ajoutant des exceptions en cas de non présence d'un médecin anesthésistes pour légaliser les interventions des infirmiers et les protéger en cas de problèmes », recommandent Taabani et Asaissi. Ce dernier rappelle d'ailleurs qu'un tel cadrage de la profession doit être une priorité car crucial dans l'aboutissement de la réforme du système de santé dans laquelle le Maroc est engagé. « Si la priorité reste de sauver des vies, le ministère doit adapter la loi à la réalité du terrain avec ses moyens et ses ressources humaines disponibles », conclut le président d'AMIAR.