Baigné dans le noir, l'immeuble de la famille Abou Naïm emplit le visiteur d'un sentiment d'insécurité dès l'entrée. Au troisième étage réside une partie de la famille du « cheikh » salafiste. Son fils Abdellah nous accueille au seuil de la porte. Ce jeune exige que nous descendions en bas de l'immeuble pour pouvoir discuter. « À l'étage, on entend les voix des femmes de la maison », rappelle-t-il avec rigueur. Sans surprises, Abou Naïm refusera de nous recevoir et son fils y ajoutera sa touche perso : « Mon père vous répond à travers ses vidéos et il n'y a rien à dire de plus ». Notre visite intervenait le 3 janvier, soit la veille de l'interpellation d'Abou Naïm. Chez les Abou Naïm Jeune homme âgé d'une vingtaine d'années, Abdellah a le look des enfants de sa génération. Il arbore une barbe de quelques jours et met un jean et un pull-over griffés. Abou Naïm junior gère le snack de la famille et est un fervent défenseur de son géniteur : « Mon père s'exprime d'un point de vue religieux et selon les préceptes de la charia ». Avant de clore net la discussion : « Le temps nous dira s'il avait raison de prendre cette position ». Pour mieux connaître le sulfureux «cheikh», nous allons dû emprunter une autre piste. Les voisins d'Abou Naïm que nous avons rencontrés se montrent peu bavards. « Nous le connaissons depuis trente ans. C'est un voisin exemplaire », affirme l'un d'eux. À la porte de la mosquée Derb tolba où notre «cheikh» a ses habitudes, l'imam se montre frileux pour nous révéler un peu plus sur le parcours d'Abou Naïm et son rôle dans cette mosquée du quartier. À notre arrivée, le «cheikh» préfère quitter les lieux, tout juste après la prière. Pour en savoir plus sur son parcours, il fallait creuser dans les archives des mouvements islamistes marocains. Les virages d'un «cheikh» Abdelhamid Abou Naïm est né en 1954. À Casablanca, il côtoie les fondateurs du «salafisme » marocains. « Je suis l'élève de Takieddine El Hilali », rappelled-t-il dans l'une de ses vidéos. Durant les années 70, il côtoie les maîtres de ce courant comme Mohammed Zouhal, El Kadi Barhoun ou Mohammed El Jardi. Ses premiers faits d'armes islamistes seront dans les rangs de la Chabiba Islamiya. À partir de 1976, il fera même partie de la direction collégiale (Al Qiyada assoudassiya), composée de six personnalités de ce mouvement islamiste assurant l'intérim depuis la fuite de Abdelkrim Moutiî, fondateur de la Chabiba. Entre temps, Abou Naïm intègre l'Education nationale, pour enseigner la langue arabe et l'éducation islamique au collège. Durant cette période marquée par une répression des membres de la Chabiba, Abou Naïm se montre discret, avant de rebondir ailleurs. Il devient adepte de la confrérie Boutchichiya, avant de rejoindre cheikh Abdessalam Yassine et sa Jamaât Al Adl Wal Ihsane pour une courte période. Dès le début des années 90, Abou Naïm retourne à ses premières « amours », le salafisme traditionnaliste. Les attentats du 16 mai 2003 l'obligent à quitter le perchoir de la mosquée de Dar Tolba pour quelques mois. Passée cette période trouble, il reprend son activité de prédication durant les années 2000 sans susciter de remous. À la veille des élections du 25 novembre 2011, le «cheikh» fait son coming out. Il adresse une virulente critique à deux figures du salafisme traditionnel, les Marrakchi, Mohammed Maghraoui et Hammad Kabbaj. Il leur reproche d'apporter un soutien au Parti justice et développement (PJD). Les adeptes de ce courant avaient été appelés à se déplacer au bureau de votes pour soutenir «la parole de Dieu». Verbatim d'Abou Naïm : «La démocratie et les élections sont des œuvres impies. Seule la choura est recevable en Islam». Amen ! Depuis, le «cheikh» takfiriste a rompu avec le courant traditionnaliste. Abdelhakim Aboullouz est sociologue, il est un des fins connaisseurs des mouvements salafistes marocains. Auteur d'un ouvrage de référence sur la question Les mouvements Salafistes au Maroc de 1971 à 2004, il décrypte le cas Abou Naïm : «Son discours est en dissonance avec l'école de Maghraoui. Sa maîtrise des sciences religieuses est rudimentaire, ce qui explique son parcours marqué par plusieurs volte-face». Sa récente médiatisation sous le sceau d'un «néo-takfir» est-elle l'acte fondateur d'un nouveau courant salafiste ? «Abou Naïm est fidèle au courant Sourouri, de ses maîtres Zouhal, Barhoun ou Boukhoubza. Cette tendance est un mélange hybride entre le discours des Frères musulmans et est préoccupée par les questions politiques et sociétales ainsi que la rigueur fondamentaliste du salafisme. Donc, Abou Naïm n'est pas en train de lancer un nouveau courant, il est déjà positionné au sein de cette tendance historique connue par son discours d'excommunication des libéraux et les laïcs. Ce qui le distingue des salafistes, c'est son « audace » à clamer haut et fort ses positions», analyse Abdellah Rami, chercheur au Centre marocain de sciences sociales (CMS2) et spécialiste de l'islamisme (Lire interview). Avant de récolter les «gains» de sa sortie condamnable, Abou Naïm devra répondre aux multiples questions des enquêteurs de la police judiciaire... ABOU NAIM : CHRONOLOGIE D'UNE DESCENTE EN ENFER – Mai 2013 : Publie une vidéo incendiaire contre l'intellectuel Ahmed Assid – Entre juin et décembre 2013 : Publie une série de vidéos excommuniant la gauche, les laïcs et les médias marocains. – 27 décembre 2013 : Une nouvelle vidéo est consacrée exclusivement à l'excommunication de Driss Lachgar et aux Itihaddis – Entre le 28 décembre 2013 et le 5 janvier 2014 : Abou Naïm persiste et signe avec plusieurs vidéos d'une violence verbale inouie, rappelant le contexte de l'avant 16 mai 2003. – 2 janvier 2014 : « Jamaâ tawhid wal jihad » soutient Abou Naïm et appelle à assassiner Lachgar. Ce groupuscule a été démantelé en 2007 et ses principaux membres ont été condamnés à des peines allant de la perpétuité à 5 cinq de prison. Ces intégristes à l'identité floue avaient menacé de mort en 2012, le ministre de la justice, Me Ramid. – 6 janvier 2014 : Suite au communiqué du Procureur du roi sur l'ouverture d'une enquête au sujet de ses sortis, Abou Naïm met de l'eau dans son vin…halal. Il précise qu'il refuse « la fitna » et qu'il s'interdit de « débattre de la politique », se limitant à se réfugier dans les interprétations religieuses. – Le même jour, la PJ de Casablanca interroge, durant 5 cinq heures, Abou Naïm avant de le relaxer. – Juste après, Abou Naïm se limite à préciser avec grande circonspection ses « pensées » religieuses. Enquête publiée dans le magazine L'Observateur du Maroc du 10 au 16 janvier 2014 . Takfir, en 3 Questions-Réponses . Ces takfiristes en chef . Entretien avec Abdellah Rami, chercheur au Centre marocain des sciences sociales, spécialiste du salafisme