Un phénomène inquiétant, car il commence à s'inscrire dans la familiarité quotidienne de Rabat. Ce sont des manifestants qui défilent, entonnant des chants patriotiques et arborant des revendications, non plus doléances politiques généralistes, mais une exigence loin du ton de la supplique habituelle. Ces jeunes gens des deux sexes demandent - exigent - un travail qu'ils pensent leur être dû en raison des diplômes cueillis après université ou grande école. Petit détail qui mérite d'être relevé : ces manifestants précisent qu'ils n'aspirent pas à un emploi tout court, mais à une fonction stable dans l'administration publique. On a compris que le vu secret et exprimé repose sur le sentiment que c'est là pour eux le seul abri pour la vie, sécurisé sur le long terme. Aucune réponse ne leur parvient, d'une manière ou d'une autre, parce qu'il n'y a jamais eu de volonté de la part du gouvernement ou des pouvoirs publics une quelconque esquisse d'amorce de dialogue. Pour toute réponse à ces implorations-requêtes successives et persistantes, il y eut presque toujours l'intervention, musclée comme on qualifie ce genre d'opération, sans que cela ne dissuade qui que ce soit. Et c'est pitié de voir chaque après-midi cette belle jeunesse, d'entre 25 à 30 ans, criant dans la rue, matraquée et tabassée avec violence et cruauté par une autre jeunesse, sensiblement du même âge, sous l'il absent et impassible des caciques du régime. Quelque temps auparavant, et alors que la rue était plutôt calme, le roi Hassan II avait essayé de devancer le désastre annoncé et qu'il pressentait en matière de chômage des jeunes - particulièrement celui des instruits ou des diplômés. La création d'un commissariat qualifié avait été initiée par le souverain et confiée au jeune dirigeant socialiste Habib El Malki, pour essayer de juguler l'hémorragie déferlante qui annihilait irrémédiablement tout effort de développement et de croissance du royaume. On garde à l'esprit la manière douce avec laquelle cet organisme a rapidement disparu de la scène, après avoir publié quelques études académiques sur le sujet, intitulé «La jeunesse et l'avenir». Seul le ministre d'Etat à l'Intérieur de l'époque, Driss Basri , s'est porté au secours de la mission hasardeuse ad-hoc, en ouvrant la porte des collectivités locales à quelques milliers de «jeunes diplômés chômeurs». Il ne fut pas possible d'aller au-delà, le reste des ministères, des départements et des offices de l'Etat excipant des rigidités des budgets pour s'abstenir de faire un geste (de générosité ou de mansuétude ou d'humanité ). Le chômage des jeunes instruits, diplômés ou non, est préoccupant et reste un fléau qui obscurcit gravement la vision du vingt et unième siècle marocain. Toutefois, s'il apparaît spectaculaire et inquiétant, il n'est qu'une partie visible du phénomène général du chômage qui touche toutes les parties de la société marocaine - dans les villes comme dans les campagnes. Son ampleur est avérée et toutes les statistiques en font état, avec des chiffres différents bien sûr, selon qu'ils soient officiels ou qu'ils émanent de sources indépendantes ou étrangères. Ajoutons qu'il semble indispensable pour la véracité de l'évaluation des Marocains et des Marocaines ne disposant pas d'un emploi rémunéré ou d'un travail rétribué, d'ajouter aux cohortes des désuvrés, tous ceux que les recenseurs se hâtent de comptabiliser comme «actifs qui sont en fait des chômeurs déguisés». On en connaît les variantes : gardiens de véhicules doublant les horodateurs là où il se trouve des marchés concédés à des sociétés étrangères et domestiques, loueurs d'unités téléphoniques près des cabines publiques, revendeurs de friperies et de brocantes de qualité douteuse, faux guides touristiques, prostitué(e)s de bas étage, petits boulots nombreux dans l'économie informelle, contrebandiers à la petite semaine proposant de la monnaie étrangère, porteurs sauvages, vendeurs de cigarettes au détail ou de drogues douces, proxénètes improvisés, cireurs et colporteurs ainsi que les autres petits voleurs et chapardeurs, mendiants aussi, sans oublier les écrivains publics approximatifs rodant autour des bureaux de poste et des circonscriptions administratives relevant du ministère de l'Intérieur ou des tribunaux, etc. En tenant compte de ces précarités, il est tout à fait légitime de considérer que le chômage au Maroc s'élève, bon an mal an, à 20%, toutes catégories sociales confondues. Les citadins en souffrant le plus, surtout en raison d'un exode ininterrompu que rien n'arrive apparemment à tarir. L'administration ne l'entend pas de cette oreille et s'escrime à en baisser, contre toute vraisemblance, le pourcentage - qui reste consistant malgré tout - puisque, officiellement, n'est acceptable pour elle que le taux de 12%. On estime que le déséquilibre est patent entre chômage masculin et celui féminin, ce dernier étant supérieur au premier (une différence de 5 points). Autre observation, c'est la multitude des occupations, qui persistent dans l'agriculture marocaine, misérablement payées, parce que le système y confine au servage. Dans sa globalité, le chômage ce sont ces cohortes d'individus fébriles et impatients de trouver (re-trouver) une activité sûre et qui puisse réguler leur vie. L'émigration, vers l'Europe ou les pays du Golfe arabe, devient de moins en moins praticable compte tenu de la difficulté d'obtenir les visas nécessaires pour partir légalement et rester ailleurs sans obstacles. Les effets d'aubaine se font rarissimes à cause de déconvenues multiples, dont la célèbre arnaque d'«Annajat», dont ont pâti des milliers de jeunes, dépouillés chacun d'une somme rondelette (pour de pauvres victimes aguichées par l'eldorado émirati). L'Espagne comme l'Italie, naguère asiles par exemple des candidats à l'exil, des Marocains à la recherche d'une issue, se sont refermées à cause de la montée du chômage dans la presqu'île ibérique et dans la botte. Madrid parle, en ce mois d'avril 2009, de quatre millions de sans emploi et Rome fait état de la faillite de son plan de relance économique. La crise financière mondiale et son corollaire la récession économique dissuadent les Etats d'assouplir les modalités d'accueil des étrangers sur leur sol et acceptent de moins en moins d'établir annuellement des quotas. Le rêve d'abandonner leur pays, sans regarder derrière l'épaule, devient illusoire et la mer dévoreuse de naufragés volontaires plus dissuasive que jamais. Le Maroc se réduit alors à une île, l'Océan atlantique, la Méditerranée des deux côtés, la frontière terrestre avec l'Algérie bouclée à double tour, tandis que le désert nord mauritanien claquemure le grand sud du royaume. Que faire donc sinon trouver la solution de l'intérieur même de la patrie? Une solution endogène qui naîtrait de la volonté même des seuls Marocains, de leur mobilisation et de leurs ressources imaginatives. Nous restons conscients que personne ne dispose d'une baguette magique pour combattre ce fléau et ouvrir la voie, enfin, à l'épanouissement, par le travail, aux millions de nos compatriotes, las d'attendre et de désespérer