Le 5 septembre 1993, la condamnation à mort du commissaire Tabet est exécutée. Il est fusillé à la forêt de Harhoura. Vingt ans après, 115 condamnés à la peine capitale attendent dans l'antichambre de la mort. Un enterré vivant parle : «L'odeur de la mort s'échappe de tous ses angles, là où le regard se pose, les coins t'observent de loin, de près, te touchent ou même s'adressent à toi d'un ton menaçant et défiant : n'oublient pas que tu es condamné à mort», témoigne un condamné à mort souffrant d'une dépression nerveuse. Il n'est pas le seul à être dans cette situation. 67% des condamnés à la peine capitale au Maroc présentent des maladies mentales chroniques. Pire, la plupart n'ont jamais subi d'expertise psychiatrique ! 35% de ces détenus pensent à se suicider et 59% d'entre eux pensent être un jour exécutés, ce qui renforce leur instabilité psychologique. Ces chiffres sont parmi les conclusions d'une enquête intitulé «Voyage au cimentière des vivants» réalisée par l'Organisation marocaine des droits de l'homme (OMDH) et l'association française Ensemble contre la peine de mort (ECPM). Les enquêteurs ont visité la prison centrale de Kénitra, la prison civile de Toulal II à Meknès et la prison d'Oujda. Entre janvier et février 2013, ils ont rencontré 52 condamnés, «l'objectif était avant tout de donner la parole à une catégorie d'individus qui, une fois la sentence prononcée, elle tombe dans l'oubli», nous explique Mohammed Neshnash, président de l'OMDH. 54 exécutions au Maroc Le Maroc compte 115 condamnés à mort, dont 2 femmes. 23 d'entre eux (20%) sont impliqués dans des affaires liées au terrorisme. Ces détenus sont incarcérés dans 12 prisons. 29% d'entre eux sont analphabètes et 48% sont issus de milieu social très modeste. Le tristement célèbre couloir de la mort de Kénitra, qui avait accueilli plusieurs prisonniers politiques du mouvement progressiste et islamiste, accueille 80 des condamnées actuels. 8 parmi eux sont impliqués dans des affaires d'extrémisme et de terrorisme. D'après les statistiques du Ministère de la justice, il y a eu 133 condamnations à mort entre 1973 et fin 2007. «De l'indépendance à 1993, 54 condamnés, essentiellement des opposants politiques, ont été exécutés», rappelle Mohammed Bouzlafa, professeur en droit pénal et un des auteurs du rapport. Et d'ajouter : «Ces exécutions démontent l'argument de l'effet dissuasif de cette peine. Malgré l'exécution des auteurs du coup d'Etat de 1971, d'autres opposants politiques vont tenter de renverser le régime en 1972 et 1973». Le Maroc fait partie du club des 36 pays dans le monde des abolitionnistes de fait, c'est-à dire qu'il maintient la peine dans son Code pénal mais aucune exécution n'a eu lieu depuis dix ans. Sauf que ce qui inquiète le mouvement abolitionniste marocain, réunit au sein de la Coalition marocaine contre la peine de mort (CMCPM), c'est la tendance à la hausse du nombre des condamnations. En 2009, les tribunaux marocains ont prononcé 13 condamnations à la peine de mort et 10 condamnations entre 2010 et 2011. En 2012, sept procès se soldent par des condamnations à la peine capitale. La dernière affaire est celle d'Adil El Othmani, auteur de l'attentat d'Argana en 2011. Des condamnations à la hausse et des conditions d'incarcération en baisse. La touche Benhachem «Dès l'arrivée du Déléguée général des prisons en 2010, [Hafid Benhachem] les conditions de détention des condamnés ont été durcies, officiellement pour des raisons de sécurité», note le rapport. Les résidents du couloir de la mort de Kénitra sont privés du réchaud, ce dernier est réservé à l'usage collectif. Dans la droite ligne de la sécurisation des prisons promis par Benhachem, la Délégation interdit aux condamnés d'avoir des matelas «pour éviter les suicides à l'aide des ressorts». Entre 2005 et 2012, cinq condamnés ont mis fin à leur vie. Depuis, ces prisonniers dorment à même le sol, hiver comme été, ils ont pour lit des couvertures en désuet. La douche n'est autorisée qu'une fois par semaine, en raison du trop grand nombre de détenus. Ces conditions multiplient les risques d'avoir des douleurs articulaires ou des rhumatismes. Le rapport qualifie les conditions d'incarcération dans cet établissement pénitencier de «dégradantes et d'inhumaines ». Mustapha Hilmi est directeur chargé de l'action sociale et n°2 au sein de Délégation générale de l'administration pénitentiaire et de la réinsertion, il réagit au rapport de l'OMDH : «Si j'ai des réserves sur l'intitulé du rapport car on ne peut pas qualifier ces couloirs de cimetière, je suis d'accord qu'il faut renforcer le soutien psychologique à cette population, ainsi que la prise en charge médicale et sociale», reconnait-il. La folie dans le couloir Construite en 1922, la prison centrale est le plus ancien centre de détention toujours en activité. «La prison est une source d'inquiétude pour tous les détenus, en particulier, pour ceux atteints de maladies mentales. Un sentiment d'abandon et de dépression naît dans l'esprit du détenu qui perçoit les murs décrépis», observe les auteurs du rapport. C'est un des syndromes du «couloir de la mort», dont souffrent ces morts-vivants. Ces condamnés auteurs de crimes graves sont aujourd'hui sous traitement psychiatrique. Ahmed El Hamdaoui est docteur en psychopathologie et un des auteurs de ce rapport accablant : «La moitié de l'échantillon, soit 26 personnes, prend quotidiennement des neuroleptiques [...] De plus, 17% des détenus développent d'autres maladies chroniques, telles que la paranoïa, la psychose maniaco-dépressive, la psychose hallucinatoire chronique». Les conclusions du spécialiste sont encore plus inquiétantes : «Nous avons observé qu'un grand nombre de détenus souffrant de pathologie étaient déjà sous traitement médical au moment de leur procès. Certains n'ont pas subis d'expertise psychiatrique, lors de l'enquête ou du procès. [...] D'autres détenus, ayant subi de telles expertises, ont tout de même été condamnés à mort, bien que soit prouvée la relation entre leur pathologie et leur crime» ! Recommandations Face à ce constat alarmant, l'OMDH et l'ECPM recommandent sur le plan politique d'abolir la peine de mort au Maroc et exhortent le roi Mohammed VI à prononcer la commutation des condamnations en peine d'emprisonnement. Au niveau pénitentiaire, les deux ONG demandent de placer d'urgence les détenus souffrant de maladie psychiques dans des hôpitaux spécialisés et d'améliorer les conditions de détention des restes des détenus. Le rapport recommande d'autoriser des moments d'intimité des prisonniers avec leur conjoint. Un droit supprimé par Benhachem