Solution ultime pour beaucoup de Marocains, faire appel aux services d'un prêteur usurier peut vite se transformer en cauchemar. Le point sur une ancienne pratique qui se réinvente une autre vie en ces temps de crises. Ils sont nombreux à se tourner vers les prêteurs usuriers lorsque les portes des institutions financières « formelles » se ferment devant eux. Des femmes et des hommes qui n'ont pas les garanties nécessaires pour contracter un crédit chez une banque ou une société de financement, qui ont déjà brulé leurs cartes avec le système bancaire ou qui ont atteint le seuil acceptable de crédits trouvent refuge chez des usuriers qui leur proposent des prêts avec « talouô» ou « mtirisse ». «Presque tout le monde dans notre usine faisait appel à Amina, une collègue. Elle prêtait de l'argent avec des intérêts. On devait payer des traites de 1000 DH par mois avec 100 à 150 DH d'intérêt. Chaque retard dans le payement de la traite était taxé d'un redoublement des intérêts », nous confie Fatima, ex couturière dans une usine de la zone industrielle de Aïn sebaâ. Décrite comme une femme de caractère, Amina se montrait intransigeante quant au remboursement ponctuel des dettes. Ses « clients » retardataires se souviennent de ses « harcèlements » acharnés et de sa manière « violente » de réclamer son dû. « Elle n'épargnait personne. Qu'importe les conditions des malchanceux, ils devaient absolument rembourser leur dettes à temps », se souvient Fatima, qui croit savoir que l'usurière a accumulé une petite fortune au fil des ans grâce à ce « commerce douteux ». Des fonds qui ont permis à Amina de se lancer dans l'immobilier. Le logement social était son terrain favori puisqu'elle construisait aux bidonvillois ayant bénéficié de programmes de relogement, ce qui lui laissait d'énormes bénéfices. Si cette usurière a pu surfer sur la vague des crédits informels sans chuter, ce n'est pas le cas de la prénommée J. qui avait son quartier général à Hay Mohammedi à Casablanca. Proies et prédateurs D'après ses voisins, J. a causé sa propre perte en puisant maladroitement son cash flow en empruntant des crédits proposés par les associations de microcrédits de la place. Détournant les règles imposées par ces associations, elle composait avec des « complices » des groupes « bidon » pour contracter des crédits d'investissement. Une fois l'argent empoché, commencent alors de périlleuses opérations de « recyclage » sur le marché sous forme de prêts avec intérêts. Sa cible privilégiée ? Des personnes en situation difficile et en mal de ressources financières. « Ce marché attire essentiellement les consommateurs les plus vulnérables. Ceux qui ne sont pas ou ne sont plus éligibles à des crédits réglementaires, compte tenu de leur profil de risque, au crédit moderne et structuré », nous explique Mustapha Melsa, directeur général de l'Association professionnelle des sociétés de financement (APSF). Les prêteurs usuriers ont donc leurs propres critères qui leur permettent d'établir un profilage leur fournissant régulièrement une clientèle particulièrement plus nombreuse en ces périodes de crise. Soucieuse de rentabiliser ses « investissements », J. proposait alors des tarifs excessifs à ses clients allant jusqu'à 50 % d'intérêt. « Elle prêtait sans restrictions ni limites temporelles, la seule condition était de rendre l'argent avec les intérêts qui étaient de l'ordre de 500 DH par mois pour chaque 1000 DH prêtés, par exemple », témoigne Rachid. Cet employé et ancien client de J. ... estime aujourd'hui que « c'était trop ! ». Sa seule excuse : « Je n'avais pas le choix puisque j'avais grand besoin d'argent pour payer la pension alimentaire de mes deux enfants restés à la charge de mon ex ». Un sacré marché que J. gérait d'une main de fer jusqu'au jour où elle a refusé de rembourser les associations de microcrédit via ses « partenaires ». Fatale erreur car elle a été aussitôt dénoncée par ses propres complices. L'affaire tombe entre les mains de la police suite à une plainte des associations concernées pour conduire l'usurière en prison où elle croupit toujours. Un triste sort qui a dissuadé Khadija, une ex intermédiaire qui a fait cavalier seul après des années « d'expérience » sous la houlette de J. Adoptant le même mode opératoire pour gérer son petit commerce qu'elle sait illégal. Son capital, elle le puisait dans ses propres fonds d'épargne. Elle avait aussi son propre barème : 300 DH d'intérêts par mois pour 1000 DH pour les clients garantis par ses nombreux intermédiaires et 500 DH pour les nouveaux sans garantie, le ratio du risque étant en cette occurrence plus élevé. D'ailleurs, pour se protéger contre les mauvais payeurs, l'usurière faisait signer à ses clientes et ses clients une reconnaissance de dette qu'ils devaient légaliser. Dans ce document, seul le montant «réel» à rembourser est mentionné, il n'y est question nulle part des intérêts. « C'était sa manière de se protéger vis-à-vis de ses clients et de la loi », nous explique l‘une de ses ex intermédiaires qui était bien sûr rétribuée pour ses loyaux service. Sa part du gâteau dépendait de la taille de la transaction. « Il y a pire : certains prêteurs demandent même des chèques à blanc qu'ils remplissent comme bon leur semble », assure cette femme qui connaît bien ce milieu. Il s'agit d'un business florissant qui se développe à vue d'œil et qui fait vivre nombre de familles. Celles et ceux qui l'animent sont pour les sociétés de crédit ce que les « ferracha » sont pour les tenanciers des boutiques. Et comme cela arrive dans le domaine du commerce, il y a quelquefois des rafles qui font tomber quelques têtes. C'est ce qui est arrivé à Khadija quand un jour, le mari de l'une de ses fidèles clientes a décidé de donner un coup de pied dans la fourmilière et l'a dénoncée à la police. L'usurière s'en est bien sortie. Son affaire est passée sous silence, ce qui lui a permis de prendre sa « retraite anticipée » depuis plus d'un an maintenant. Crime et châtiment Comme Khadija, des centaines de prêteurs usuraires actifs opèrent encore en toute tranquillité à travers le Royaume. Si de temps en temps l'un d'eux tombe, cela n'empêche pas les autres de fructifier leur business en chaque jour de nouveaux clients. D'après Naïma, une prêteuse très active à Sbata que nous avons abordé en tant que client potentiel, son commerce a plutôt une vocation sociale. « J'aide les gens à régler leurs problèmes et à sortir de l'impasse. Contrairement à ce qu'on peut penser, je fais donc beaucoup de bien », se défend-elle. Sauf que cette « bienfaitrice » n'hésite pas à imposer un taux d'intérêt de 15% pour les personnes garanties par ses intermédiaires et pas moins de 25% pour les autres. C'est ce que nous avons pu constater en demandant auprès de la bienfaitrice 5000 DH de crédit. Impassible et sans pitié, les prêteurs usuriers ne montrent aucune compassion. La détresse de leur « proie » prend les allures d'une opportunité à saisir. Qu'importe le caractère illicite de la manœuvre. « Le code pénal marocain est clair là-dessus : un particulier ne peut pas prêter de l'argent avec des intérêts à un autre puisque cet acte est passible, selon les lois en vigueur, d'une peine allant de six mois à deux ans de prison », explique maître Hassan Halhoul du barreau de Rabat. « Seules les banques et les sociétés de financement sont habilité à opérer dans ce domaine qui est réglementé par la loi commerciale, géré par Bank al Maghreb et bien contrôlé par le fisc », souligne le juriste en évoquant l'affaire de l'une de ses clientes rbaties. Une usurière qui a été condamnée à « quelques mois de prison ». Ce phénomène ne date pas d'hier. Il trouve aujourd'hui un marché encore plus réceptif avec la crise. Les livres d'histoire évoquent une pratique largement répandue, spécialement dans les anciennes villes comme Marrakech, Fès, Meknès, Essaouira et autres. L'historien Mohamed Kenbib, spécialiste du judaïsme marocain, relate dans ses livres le crédit avec intérêts le considérant comme un commerce particulier que certains juifs marocains pratiquaient. Une activité mal vue qui sera reprise plus tard par les Marocains musulmans malgré son aspect « haram », interdit par la religion islamique. A défaut de contrôle, cette niche parallèle au fort potentiel attirera d'autres prêteurs en quête de richesse facile et d'autres emprunteurs en faillite. Paru dans L'Observateur du Maroc n°213