Il semblait jusqu'alors un Premier ministre effacé. Depuis la semaine dernière et l'assassinat de l'opposant de gauche, Chokri Belaïd, le chef du gouvernement tunisien, Hamadi Jebali, 63 ans, a gagné une stature d'homme d'Etat, dans le bras de fer qui l'oppose au chef de son parti, le très charismatique cheikh Rached Ghannouchi. Entre les deux hommes, la crise couvait depuis longtemps. Ingénieur emprisonné seize ans par Ben Ali, ex-directeur du journal du parti, El- Fajr, Hamadi Jebali, numéro 2 d'Ennahda, est vu comme un « pragmatique modéré » qui, au sein du parti au pouvoir, estime que pour durer celui-ci ne doit pas tout casser. Il prône la continuité de l'administration, y compris dans le choix d'une économie libérale. Une position rejetée par l'aile radicale d'Ennahda qui veut avancer à marche forcée vers l'islamisation du pays. Elle veut nettoyer l'administration de ses anciens cadres pour rompre avec l'ancien régime et se range derrière Rached Ghannouchi, qui, soufflant le chaud et le froid, refuse de les désavouer au nom du nécessaire consensus. L'assassinat de Chokri Belaïd change la donne. Hamadi Jebali est passé à l'offensive. Le soir même de la mort de l'opposant, le 6 février, le Premier ministre annonce qu'il va former un gouvernement de technocrates. Tollé au sein d'Ennahda. Les radicaux, en particulier les parlementaires, appuyés par Rached Ghannouchi, y sont farouchement hostiles. Ils n'entendent pas être écartés d'un pouvoir dont ils ont été si longtemps privés et qu'ils ont emporté par les urnes à l'automne dernier. Ils estiment en outre que Hamadi Jebali tente un coup de force : il veut installer un nouveau gouvernement sans demander l'aval de l'Assemblée constituante. Tant que la nouvelle constitution n'est pas adoptée, la Tunisie vit sous le régime d'une « petite constitution » qui organise les pouvoirs pendant la période transitoire en attendant l'organisation d'élections législatives. En fait, le Premier ministre veut user d'un stratagème : il veut, non pas dissoudre le gouvernement, mais opérer un remaniement ministériel en changeant quasiment tous les ministres, y compris ceux de souveraineté (Justice, Intérieur, Affaires étrangères). Un portefeuille occupé par le gendre de Rached Ghannouchi ! Jouant son va-tout, Hamadi Jebali menace de démissionner s'il est désavoué. Sachant que le parti et surtout Rached Ghannouchi ne voudraient pas d'une crise ouverte au sein d'Ennahda. Parallèlement, le Premier ministre cherche des soutiens au-delà de son parti. Dans l'opposition d'abord dont les principaux mouvements et le puissant syndicat UGTT, déclarent le soutenir. Contrairement au Congrès pour la république (CPR), du président de la république, Moncef Marzouki. Ettakatol, le parti de centre-gauche du Président du Parlement, soutient, lui, la position de Jebali. Le CPR et Ettakatol forment la troïka au pouvoir aux côtés d'Ennahda. Elle semble sur le point d'exploser. Hamadi Jebali a déjà remporté une première victoire. Il a réussi à faire bouger son parti. Refusant de reconnaître les divisions au sein d'Ennahada, Rached Ghannouchi soutient aujourd'hui un gouvernement qui regrouperait des politiques et des technocrates. Un premier pas pour le cheikh qui apparaît comme le grand perdant de la crise face à son numéro 2.