En proie à des difficultés réelles, la classe moyenne peine à boucler ses fins de mois. Portraits croisés. C'est une lame de fond. Au fil des années, les cadres voient leur pouvoir d'achat diminuer. Parmi eux, certains vivent un vrai déclassement social. En silence. : Mehdi, cadre dans une entreprise connue de la place, estime que la réalité économique et sociale du pays n'est plus la même. «Avant je menais une vie meilleure et j'arrivais à subvenir à tous les besoins de ma famille, mais pas seulement. Figurez-vous que je n'ai jamais songé à prendre un crédit à la consommation, chose qui est devenue aujourd'hui monnaie courante afin d'arrondir mes fins de mois. Bien que je bénéficie d'un bon salaire, je n'arrive plus à suivre la cadence haussière des dépenses auxquelles je dois faire face.» L'avis de ce cadre est partagé par plusieurs de ses concitoyens. Fettouma, enseignante faisant partie jusqu'à un passé non lointain de l'ex-classe moyenne, estime que de nos jours, la vie est devenue insoutenable et que sans crédit, c'est l'arrêt de mort pour des familles entières. Elle confie : «sans crédits, je n'aurais jamais pu avancer dans la vie surtout que mon salaire est en déphasage total avec mes dépenses quotidiennes, mensuelles et annuelles. Ma situation est partagée par la majorité des foyers d'enseignants marocains. Et encore, nous ne sommes que la partie visible de l'iceberg». Pour les jeunes couples qui souhaitent démarrer leur vie à deux, le tableau est tout aussi morose. Interrogé par le Temps, la majorité des couples fraîchement constitués disent appréhender l'avenir. Ils n'ont qu'un conseil à l'enseigne de ceux qui ambitionnent de se marier : ne jamais franchir le pas de l'union. Du moins, pas dans la conjoncture actuelle. Pour Samir et sa femme Amira, les citoyens modestes sont les premiers à payer les effets de la crise économique mondiale que traverse le Maroc. Selon eux, les responsables doivent trouver une issue sinon l'avenir risque d'être sombre et personne n'y échappera. «Nous faisons semblant de vivre, mais tout le monde sait que les temps sont très durs (…) je touche 7000 dirhams par mois, j'en déduis 4500 pour le loyer et encore, c'est le moins cher que j'aie réussi à trouver. Il me reste 2500 dirhams pour me nourrir, nourrir ma femme, m'habiller et me soigner. Sans parler des imprévus. Je me demande parfois si les personnes qui nous gouvernent vivent vraiment dans le même pays?» martèle Samir. Hausse des prix vs stagnation des salaires Les craintes de Samir, Mehdi ou Fettouma ne sont pas sans fondements. D'après les derniers chiffres publiés par le Haut commissariat au plan (HCP), l'indice des prix à la consommation a connu une augmentation de l'ordre de 1,4% durant le seul mois de septembre 2010. Cette hausse serait due principalement à une augmentation vertigineuse des prix des fruits, légumes et autres produits de première nécessité. Ces augmentations sont de l'ordre de 19,2% et de 5,5%. Même les frais liés à la scolarisation des enfants auraient augmenté de 4,1%. Pour faire face à cette situation, le citoyen n'a qu'un seul et unique choix : le surendettement. Selon une étude pilotée par l'Association professionnelle des sociétés de financement (APSF), un Marocain sur trois est surendetté, soit le tiers de la population. Résultat, plus de 30% du salaire d'un salarié moyen dans le privé ou fonctionnaire dans le public s'évapore en prélèvements bancaires, avant même d'avoir été encaissé par l'ayant-droit. Cette situation serait même derrière la création de mini-sociétés de crédit dites «de proximité». Les commerçants de quartier, prenant conscience de la crise vécue par le citoyen marocain dans un contexte de ralentissement économique, n'hésitent pas à ravitailler leurs clients en denrées alimentaires (à crédit ou sur carnet) en attendant des fins de mois qui n'arrivent presque jamais. Pour Hassan, jeune commerçant au quartier Derb Ghallef de Casablanca, les consommateurs agonisent et le commerçant n'a d'autre choix que de s'adapter à la nouvelle donne sinon, c'est la faillite :«Je suis obligé de vendre des produits alimentaires à crédit, sinon mon magasin va être déserté et ça sera la faillite générale». Cher mounton ! A l'approche de la fête du sacrifice, les ménages marocains, appauvris, se voient contraints au crédit à la consommation afin de garder un semblant de ce qu'ils appellent «dignité». En effet les banques et sociétés de crédits entament une vraie campagne visant à attirer le plus de clients, désireux malgré les difficultés financières, d'égorger le mouton et avec lui, s'étouffer eux-mêmes durant le reste de l'année. Kamal, la quarantaine, fonctionnaire, estime que les marocains sont devenus une proie facile pour les organismes bancaires lesquels, selon lui, ne ratent aucune occasion pour enfoncer davantage le consommateur et lui soutirer un argent qu'il n'a pas.«Les banques et sociétés de crédits, ne prêtent pas de l'argent à tout va. Je connais beaucoup de personnes qui ont dû vendre des meubles pour payer leurs crédits (…) après quoi, ils en prenaient un deuxième, un troisième et ainsi de suite. C'est un vrai cercle vicieux» Ajoute t-il. Mohcine. Lourhzal Mohamed Chiguer, économiste. «Il ne reste de la classe moyenne que le nom !» Existe-il toujours une classe moyenne au Maroc ? Statistiquement, la classe moyenne existe. L'enquête du HCP l'a bien démontré. Sociologiquement, cette classe n'a plus de moyenne que le nom. Le Programme d'ajustement structurel (PAS), entamé en 1983, a sacrifié la classe moyenne. Non seulement son pouvoir d'achat est laminé par la pression fiscale, mais elle souffre, en plus, d'un surendettement asphyxiant et de l'absence de conditions propres à lui redonner de l'espoir (ascenseur social défectueux, faillite de l'école, etc.). Comment peut-on réanimer la classe moyenne ? La réanimation de la classe moyenne passe par la mise en place d'un véritable projet sociétal (cf mon ouvrage en arabe intitulé : Le projet sociétal intégré ou le triangle d'or). Mais aussi, par la réconciliation de la société avec l'école et le réexamen des schémas distributifs de l'Etat. Dans cette optique, la répartition de la richesse nationale via la fiscalité, doit faire l'objet d'une réforme tenant compte de l'équité nécessaire au sauvetage du processus de développement. Qu'en est-il du surendettement ? Comment y palier ? Pour palier le surendettement, il faut que l'Etat couvre le marché de la «solidarité» lequel est actuellement le seul apanage d'une classe moyenne exsangue. Pour ce, il doit placer le citoyen au cœur de sa politique socio-économique. C'est par et pour le citoyen que le Maroc pourra relever les défis de demain.