De nombreux citoyens, rencontrés dans le cadre de notre enquête, reconnaissent avoir des rapports sexuels non protégés. Mehdi, 23 ans, émerge d'un CIDAG parqué aux abords de la gare de l'Oasis (Centre d'information et de dépistage anonyme et gratuit). Sa démarche est hésitante. D'une main, il s'abrite du soleil. De l'autre, il tient un bout de papier. Furtivement, il déplie le document et y plonge son regard. Miracle, son visage s'illumine. Mehdi est séronégatif. «C'est la première fois que je fais le test, avoue-t-il. Franchement, le Sida, je n'y pense pas trop, mais au moment de lire le verdict, on stresse grave !». Mehdi est téléopérateur dans un centre d'appels casablancais. Le jour, il vante les bienfaits des offres triple-play à une clientèle française, le soir il s'improvise Casanova urbain. Son truc c'est la drague sauvage, son lieu de chasse reste la rue. De préférence, de grandes artères très achalandées en jeunes et jolies demoiselles. «C'est pas une promenade de santé, dit-il, mais sur le gros trafic que compte l'avenue Hassan II, il est rare que je finisse la soirée seul» Ajoute t-il avec fierté. Mais combien de fois a-t-il réussi a traîner une jeune demoiselle jusqu'à son lit de célibataire ? Une quinzaine par mois environ, selon ses dires. Les prouesses de prédateur dont se vante Mehdi n'ont a priori rien d'inquiétant, bien au contraire, dans une culture où le donjuanisme constitue le summum de la virilité, notre téléopérateur justifie d'une performance plus qu'honorable. Pourtant, la gourmandise du jeune homme fait froid dans le dos. Et pour cause, Mehdi ne se protège jamais. «Oui, je sais, je suis conscient des risques que je prends, mais je ne l'ai jamais fait, mes amis ne le font pas, la capote c'est se laisser faire sans trop résister». Les propos de Mehdi prennent de court, dans un pays où les tabous sont multiples, où les interdits sexuels dominent et le principe de virginité intact reste d'actualité, sa désinvolture semble provenir d'un autre monde. Kamal, lui, est cadre bancaire et il a 36 ans. Ce R'bati, toujours célibataire, intellectualise son hostilité au latex : «Il y une dizaine d'années, je m'imposais d'en porter car il faut dire qu'à l'époque on parlait beaucoup du sida et les opportunités de rapports étaient rares. Aujourd'hui, trois choses ont changé. Primo les filles se sont émancipées dans ce sens que la plupart ne font plus de mystère autour de leurs désirs, secundo le sida n'a pas encore atteint des chiffres record dans notre pays et tertio, grâce à l'invention de la pilule du lendemain». L'effondrement d'un mythe Notre banquier est intarissable sur le sujet, il argue pêle-mêle que nos concitoyens, longtemps frustrés par un accès limité aux rapports, se jettent à corps perdu dans la luxure. La recherche du plaisir est, selon lui, une spécificité générationnelle, la grande quête du 21è siècle. Embourbés dans un quotidien de plus en plus stérilisé, on aime, le soir venu, rompre le triptyque boulot-métro-dodo en couchant dangereusement et, surtout, en multipliant les partenaires. A.H, psychologue, trace un parallèle intéressant entre l'abandon du préservatif et l'accoutumance à la cigarette : «C'est un peu le même phénomène. De nos jours, dans la plupart des pays développés, les étuis de cigarettes sont habillés de photos choquantes, des gorges rongées par des tumeurs y sont représenté. Toutefois, les consommateurs, accoutumés au plaisir de la nicotine, s'enferment dans le déni et adoptent la politique de l'autruche. De même, ceux qui s'opposent au port du préservatif, zapperons lorsqu'un documentaire TV décrira les modalités de contraction du VIH ou montrera le quotidien de malades suivant une trithérapie» Fin des années 90, passée la psychose initiale autour du VIH, il semblerait qu'un début de scepticisme se soit développé autour de l'existence même de cette pathologie grave, notamment dans les classes populaires. «Attends une seconde, gronde Larbi, 29 ans aide-boucher à Berrechid, tu as déjà vu ou connu quelqu'un qui a le sida ? En ce qui me concerne, je n'en ai connu aucun de toute ma vie. Je ne crois même pas à l'existence de cette maladie». Chaque samedi, Larbi s'en va se rafraîchir le gosier à coups de bières dans une auberge où l'on croise des prostituées. Chaque samedi, Larbi se paie une petite soirée de chair, il avouera aussi ne s'être jamais protégé. S'est-il déjà fait dépisté ? Jamais. Situation anomique Au Maroc, le nombre de séropositifs est estimé à environ 2 4000, le taux de protection est de 0.08%, trois fois moins qu'en France. Résultat, les cas déclarés et connus sont rares et beaucoup de séropositifs ne savent pas la vérité de leur maladie ! Avec plus de 60 centres de dépistages à travers le royaume, l'ALCS (Association de lute contre le sida) joue un grand rôle dans le contrôle du virus, notamment auprès des populations les plus exposées : les prostitués et les routiers, les premières de par la nature même de leur profession, les seconds à cause de déplacements fréquents induisant un éloignement prolongé du domicile conjugal. Toutefois, malgré les efforts soutenus de l'association, celle- ci bute souvent sur des certitudes bien enracinées dans la l'inconscient commun. «Beaucoup de Marocains s'accrochent à la notion selon laquelle lorsqu'on est circoncis, le risque de contamination en est réduit de 60 %. Néanmoins, il semblerait qu'on ait tendance à lier circoncision et immunité totale, ce qui s'avère être une solution de facilité pour beaucoup de Marocains». Entre théories erronées et déni de la réalité, s'est donc glissé un besoin d'ignorance du danger. Une société qui se développe est inéluctablement une société qui souffre d'anomie. Le sociologue Pierre Bourdieu en donne cette description : «L'anomie est une perte de valeurs successive à un développement économique trop brutal». Tout un pan de notre jeunesse se trouve en situation d'anomie. Davantage de revenus, une fenêtre ouverte sur l'Occident avec Internet, un début d'égalité des sexes, l'effritement du socle religieux, tout cela déboucle sur une autre forme de rébellion. Jadis, on se révoltait contre l'establishment, les vieux, l'ordre établi. De nos jours, la cible est plus abstraite : on lutte contre les sentiers battus, l'abstinence et la virginité jusqu'au mariage, le conformisme aux règles traditionnelles du rapport humain, on veut se mettre en danger, on joue à se faire peur. Rita 22 ans, jean's faussement débraillé et sac à main de luxe, suspendue à l'avant bras, concède : «Dans le temps, la femme s'échangeait comme un objet, l'hymen représentait alors une sorte de label de qualité alors qu'aujourd'hui c'est devenu un simple bout de chair sans aucune importance ni valeur pour l'homme ni pour certaines femmes d'ailleurs». Face à ce discours, son amie Rita hoche la tête en signe d'assentiment. Qu'en est-il alors du port du préservatif ? «Je ne badine pas avec ça (…) quoique, quand on a un bon feeling par rapport à son mec, on ferme les yeux». Mehdi avait peut-être raison ! Les résistances s'émoussent devant une certaine fureur par rapport à la vie, la liberté et l'émancipation sexuelle. «Peut importe le prix à payer devant quelques minutes de plaisir. Pour vu seulement que plaisir il y ait», conclut-il. Réda Dalil Cruelles tragédies L'abandon du préservatif résulte parfois sur de cruelles tragédies. Née d'un père marocain et d'une mère allemande, Nadia Benaissa, chanteuse du groupe pop No Angels, a vécu une adolescence houleuse. Une addiction au crack dès l'âge de 14 ans en fait une SDF de la gare de Francfort (ouest). Elle a appris sa séropositivité à 16 ans, à l'occasion d'une grossesse et a continué à avoir des rapports sexuels non protégés. Son irresponsabilité a eu comme conséquence la contamination de deux partenaires. Au cours de son procès Nadia a eu ces mots pour justifier sa désinvolture : «Je suis désolée du fond du cœur».