Véritable économie dans l'économie, Derb Ghallef brasse des milliards de dirhams de transactions. Visite guidée. Le 22 août 2010 à Washington, le Maroc participe au 10è et dernier round des négociations de l'accord commercial international sur la contrefaçon. Le pays affiche un grand retard en la matière. Un retard qui le met en position de mauvais élève parmi les 10 autres pays présents lors de ces négociations. L'une des causes majeures de ce retard n'est autre que le développement croissant d'un marché favorisant le piratage et la contrefaçon et dont la renommée a franchi les frontières : Derb Ghallef. Profil new-look... Il est 9h du matin, Mehdi prend son petit-déjeuner au café du coin. Grâce à son BlackBerry, il envoie par mail une facture pro-forma à son partenaire asiatique. Entre-temps, il consulte des dossiers d'importations. Détrompez-vous, ce jeune Casablancais n'est ni un transitaire ni un cadre dans une multinationale. Il travaille à Derb Ghallef. Eh oui, le fameux marché aux puces casablancais se met à l'heure de la modernité et de la mondialisation ! Mehdi possède deux magasins à Souk Selk. Il s'est spécialisé dans l'électronique et les accessoires informatiques. Ses partenaires sont principalement asiatiques et il importe directement de chez eux sans aucune intermédiation via sa nouvelle société d'import-export créée à cette fin. Des Mehdi, ils sont de plus en plus nombreux à prendre refuge aux deux fameux souks qui forment Derb Ghallef (Souk Najd et Souk Selk). Des importateurs d'articles divers des pays asiatiques. Une nouvelle génération de commerçants qui ont modernisé les circuits de distribution du marché et innové en styles de management. Ils sont jeunes, instruits, certains polyglottes, dynamiques et n'ont pas froid aux yeux. D'ailleurs, Mehdi vient d'arriver de Chine. Il est resté une semaine au pays du Milieu pour une affaire qui vaut de l'or. En effet il a acquis des accessoires pour portables, des stylos MP3 et autres gadgets électroniques qu'on ne trouve pas au marché à des prix compétitifs. Le conteneur s'est vendu en un temps record. Sa marge bénéficiaire ? 300% en moyenne ! «Ce genre d'affaires se fait rare actuellement. Il faut bien choisir le produit, négocier le prix et être sûr qu'il sera écoulé. L'avantage réside dans l'absence de ces produits à Derb Ghallef, leur utilité et fonctionnalité», nous déclare ce jeune «businessman». Les frais de son voyage lui ont coûté la modique somme de 15 500 DH entre billet d'avion, hébergement, transport et frais de communication. Après avoir confirmé et vérifié la commande, il a versé 25 000 DH pour le transport de son conteneur 20 pieds, ajoutez à cela les frais de dédouanement. Et pourtant, le jeune homme n'a pas poursuivi des études en management international et ne parle pas chinois. Son père possède 6 magasins au marché Selk, il lui en a concédé deux qu'il entretient. Un 4 m2 à 1,5 MDH ! A 25 ans, l'homme est assis sur une véritable mine d'or. Le foncier du marché aux puces est l'un des plus chers au Maroc. Un magasin d'une superficie de 4 m2 jouissant d'un très bon emplacement peut atteindre 1,5 MDH. Pour les loyers mensuels, ils se situent dans une fourchette allant de 7 000 DH, pour un magasin situé dans une ruelle ordinaire, jusqu'à 20 000 DH pour un magasin spacieux et au centre du trafic. Ces derniers magasins font l'objet de location de deux vitrines en moyenne, indépendantes, où des portables et gadgets électroniques sont disposés. Leurs prix de location vont de 3 000 à 6 000 DH/mois pour un magasin très prisé par la clientèle. Un vrai business locatif dont 20% est partagé par trois familles. Une des familles dispose d'une dizaine de magasins et a choisi plusieurs «assortiments» pour faire fructifier ses affaires. Le patriarche a vendu un magasin de 4 m2 par concession à un proche pour la coquette somme de 1,25 MDH, a confié à ses fils la gérance de quelques uns de ses locaux et a choisi une autre option pour trois autres magasins : partager le chiffre d'affaires mensuel avec un partenaire qui ramènera la marchandise. Il a confié la vente à un jeune homme de 18 ans dont la rémunération est de 400 DH par semaine plus 20 DH par jour pour subvenir à ses besoins. Le vendeur peut toucher 3 500 DH par mois, grâce aux commissions sur le chiffre d'affaires. Dans l'un de ses magasins, l'homme, du haut de ses 64 ans, devenu richissime, nous dévoile la dernière collection d'une marque d'électroménager de renom. Du caméscope au téléviseur LCD, en passant par les notebooks, la marque est omniprésente dans ce magasin. Le secret ? Un accord conclu avec le distributeur exclusif de la marque asiatique au Maroc qui fait de lui l'un des ses représentants privilégiés à Derb Ghallef. Il achète ces produits au noir ou sur facture mais ne délivre jamais de facture au client final. Par contre une lettre de garantie est octroyée. Et c'est la même qu'on trouve chez le distributeur agréé. La distribution se modernise Même les plus grands noms de la distribution mondiale présents au Maroc ont compris l'influence de Derb Ghallef sur les habitudes de consommation des Marocains et l'ont introduit parmi leurs circuits de distribution classique. Une adaptation obligée face à l'affluence de toutes les classes sociales marocaines vers ce marché aux puces où on peut acheter à bas prix. Qui aurait cru un jour que les firmes Sony, LG ou Samsung ajusteront leur plan marketing et introduiront un circuit informel parmi leur politique de distribution ? Le marché ne désemplit pas de bonnes affaires mais aussi de bonnes idées, comme celle entreprise par cet homme qui a proposé une électrification de plus d'une centaine de magasins grâce au groupe électrogène alimenté par le gasoil qu'il a installé, moyennant une redevance quotidienne de 20 DH par magasin. Depuis, trois suiveurs ont adopté le concept. Car, avant cela, chaque magasin disposait de son moteur. C'était bruyant et polluant. Vive, donc, l'innovation ! Aujourd'hui, la caverne Derb Ghallef est devenue une référence régionale voire internationale en termes de notoriété. C'est l'un des marchés aux puces où l'on peut tout trouver à des prix compétitifs, où la modernisation logistique et des circuits de distribution est frappante. Un véritable eldorado casablancais bien organisé qui fait le bonheur des pauvres comme des riches venus dénicher les bonnes affaires. Mohamed Amine Hafidi Douloureuse éradication ! Des commerces de proximité ont vu le jour à Derb Ghallef. Entre les magasins d'optique et du mobilier, une laiterie moderne a pris place. Une autre au croisement de deux ruelles séparant le «quartier» des vêtements des vendeurs de DVD. Du côté des revendeurs d'équipement de voitures et postes radios des marchands ambulants pullulent. Vous l'avez bien compris, la citadelle Derb Ghallef regorge de ressources. Des centaines de familles vivent grâce aux commerces et aux magasins spécialisés dans divers segments. Or, le gouvernement se penche sérieusement sur la possibilité d'éradiquer le marché, le déménager et le rendre formel. Une affaire qui pourrait provoquer un «soulèvement» des familles y travaillant. Entre vouloir préserver la paix sociale et respecter les dispositions prises par le Maroc pour combattre la contrefaçon et le piratage notamment dans le cadre de l'accord de libre-échange avec les Etats-Unis, il existe un choix dichotomique. Reste la question «existentielle» : Peut-on se passer de Derb Ghallef ?