Il est l'un des écrivains majeurs de sa génération. Son œuvre vient d'être couronnée par le Goncourt de la poésie. «Abdellatif Laâbi est de ces êtres que la nature a doté de sept vies», a écrit un de ses biographes. Poète, dramaturge, essayiste, traducteur et plus rarement romancier, Abdellatif Laâbi est né en 1942, dans la vieille médina de Fès, d'un père sellier et artisan, comme il le sera indéfectiblement, et d'une mère dont la présence affectueuse se tient rarement loin dans l'œuvre généreuse, polémique et incarnée du fils. D'elle, il dira : «Elle trempe ses yeux/ dans la drôle d'éternité/et plisse les lèvres/pour maquiller/son ultime colère/J'aurai vécu /comme une esclave/par amour/dit-elle». Si l'enfance est heureuse, le monde alentour est encore en proie à deux forces implacables et successives : le régime colonial instituant la schizophrénie, imposant sa langue et son racisme d'une part, et d'autre part, règne du jeune roi Hassan II. Il a quatorze ans à l'indépendance, en 1956. Il écrit déjà. Son premier choc fut la découverte de Dostoïevski. «Je découvrais avec Dostoïevski que la vie est un appel intérieur et un regard de compassion jeté sur le monde des hommes». Il publie ses premiers recueils de poèmes à 20 ans. La prisonnier n° 18.611 Lui qui rêvait d'étudier le cinéma, à défaut la philosophie, poursuit des études à l'Université de Rabat, section Lettres françaises, et devient enseignant de français dans un lycée de la capitale. Il participe en 1963 à la création du Théâtre universitaire marocain. Après une unique saison, où seront montées des pièces d'Arrabal et de Brecht, l'aventure, confrontée à la censure s'arrête. Quand éclatent les émeutes sanglantes du 23 mars 1965, l'homme est bouleversé par le massacre de jeunes manifestants à Casablanca, opposés à une réforme de l'enseignement jugée injuste. Il écrit : «Pour mille et un enfants effacés d'un trait de haine à l'aube muette des peuples fous de parole...». Ainsi commence son engagement politique, d'abord dans les rangs du PLS (Parti pour la libération et le socialisme), ancêtre du Parti communiste marocain, puis à partir de 1972 comme cofondateur du mouvement clandestin d'extrême gauche Ila Al Amam. En 1966, sur un autre front, Laâbi créé, avec un groupe de jeunes poètes, la revue Souffles, publication qui jouera un rôle considérable dans le renouvellement culturel au Maghreb, et où collaborent alors plusieurs intellectuels marocains de gauche (dont Tahar Ben Jelloun, Mohammed Khaïr-Eddine ou Mostafa Nissaboury). Dès le deuxième numéro, les horizons de la publication s'élargissent : questionnements sur la culture, quelle que soit sa forme d'expression, puis, peu à peu, un regard lucide et sans concessions sur les réalités sociales et économiques. Et comme on s'en doute, la politique n'est pas loin. Via cette revue, qui comptera 22 numéros en langue française et 8 en arabe, sous le titre Anfas, le jeune poète se fait désormais vigie : «Quelque chose se prépare en Afrique et dans les autres pays du Tiers-Monde. L'exotisme et le folklore basculent. Personne ne peut prévoir ce que cette pensée ‘ex prélogique' donnera au monde. Mais le jour où les vrais porte-parole de ces collectivités feront entendre réellement leur voix, ce sera une dynamite explosée dans les arcanes pourries des vieux humanismes». Rendez-vous est pris. Il ne s'agit rien moins que de dynamiter les assises du vieux monde alentour. De tous les combats il sera : «La poésie est tout ce qui reste à l'homme pour proclamer sa dignité, ne pas sombrer dans le nombre, pour que son souffle reste à jamais imprimé et attesté dans le cri». Poésie action, poésie don et passion. C'en est intolérable pour le Pouvoir. En janvier 1972, il est arrêté et torturé. En 1973, il est condamné à dix ans de prison. Les preuves du complot dont on l'accuse sont les numéros de Souffles et de Anfas, et on l'enferme à Kénitra, où il devient le prisonnier numéro 18.611. La prison, puis l'exil Et Abdellatif Laâbi de se retrouver embastillé pendant huit longues années. Lui et quelques-uns de ses compagnons de détention sont libérés en 1980, après une campagne internationale en leur faveur. Il rejoindra Paris en 1985, où vit désormais «l'Arabe errant», entre deux récitals, deux voyages. En exil, il développe une œuvre qui touche pratiquement tous les genres littéraires (roman, théâtre, essai, livres pour enfants…). Ainsi, récemment, le poète de Fès renoue avec le roman délaissé depuis longtemps (Le fond de la jarre, Gallimard, 2002). Mieux, il s'aventure dans une nouvelle veine avec Les Fruits du corps (2003), baignant dans un hédonisme de très bonne tenue, un érotisme digne d'Abu Nawas. On perçoit les échos subtils au chef-d'œuvre de la littérature érotique, un divin capharnaüm malmené par les traducteurs : La Prairie parfumée où s'ébattent les plaisirs, signée du cheikh Mouhammad al-Nafzawi. Qui a dit que le monde musulman était prude, fruste en matière d'érotologie ? Loin d'être brisé par la prison, le poète élargit son «continent humain», prête l'oreille à toutes les pulsations du coeur et du corps, n'a faim que de création. Océan sans rivages, son œuvre (forte d'une vingtaine de titres) s'ouvre à tous les genres, à toutes les expériences et à toutes les pratiques. Fraternelle, elle étreint le monde. Aujourd'hui, elle lui vaut une récompense prestigieuse, celle du Goncourt de la poésie. «Ce geste du jury du prix Goncourt me touche. Je l'accueille avec une certaine sérénité», a-t-il simplement commenté. Et de poursuivre : «Toute ma vie est remplie par ce besoin d'écrire et il est important de continuer dans une voie et poursuivre l'aventure jusqu'au bout». Personne n'en douterait… Mounir Arrami