Depuis peu, les “ groupes de reflexion” se font leur place dans le paysage médiatique. Qui sont ces acteurs et quelle est leur influence ? Sont-ils une véritable force de frappe intellectuelle ou de simples couvertures marketing ? En ces temps de crise et de bilans, l'heure est à la réflexion. C'est du moins ce que laisse penser la concomitance de deux parutions. Le premier rapport publié par le très secret Institut royal d'études stratégiques (IRES) a été très remarqué. L'IRES est une création récente, conçue comme l'outil de veille et d'aide à la prise de décision sur des sujets soumis par le roi. Son organigramme compte des têtes parmi les plus en vue du Palais, dont son directeur Tawfik Mouline et les (super)conseillers royaux Zoulikha Nasri et Abdelaziz Meziane Belfqih, mais aussi des universitaires renommés, dont l'illustre sociologue Mohammed Cherkaoui. Dans leur ouvrage Le Maroc face à la crise financière et économique mondiale, enjeux et orientations de politiques publiques, les cerveaux du roi se penchent sur les défis économiques du Maroc de 2009. Un compte-rendu lucide des faiblesses de l'économie et des scénarios de réponse. La production est de bonne facture, même si pour l'heure personne n'ose rebondir et lancer un débat pourtant souhaitable. À noter, que le rapport est disponible sur Internet, une innovation appréciable qui tranche avec le culte du secret autour de ce type de publications. “Il semble que la qualité des porteurs de l'IRES les met dans une situation confortable pour rendre publiques leurs réflexions”, note cet économiste. Un think tank royal, alors ? Notre source y accorde peu d'importance : “Au final, la question de l'indépendance est secondaire. L'IRES ne se cache pas, c'est un institut voulu par le roi, pour aider à prendre des décisions stratégiques. C'est un outil de rationalisation à l'instar du G14 de Hassan II”. Entre com' et bouillon d'idées Une tout autre approche a été privilégiée pour l'ouvrage intitulé Une ambition marocaine, rétrospective de la décennie 1999-2009, publié par un collectif dirigé par l'ancien ministre Driss Alaoui Mdaghri. Le directeur de l'ouvrage, président de l'Association marocaine d'intelligence économique, livre un bilan élogieux des réalisations au cours des dix ans de règne de Mohammed VI. En ce sens, il ne rompt pas avec la tradition des publications hagiographiques, même s'il les cache sous l'apparence trompeuse de statistiques assénées comme autant de vérités irréfutables. “Tout le contraire d'une démarche académique, note ce critique. Il n'y a pas de volonté de susciter les débats, puisque les sujets les plus polémiques sont soigneusement évités”. Au Maroc, il est vrai, cet espace intellectuel de confrontation des idées n'existe pas, coincé entre la désaffection à l'égard des partis, grands ordonnateurs d'idées dans les décennies 60 et 70, et la faiblesse de l'université, cette dernière encore largement sinistrée par la reprise en main du régime de Hassan II. Les espaces d'expression et de débat publics ont du mal à émerger. Ce qui pousse certains “think tanks” à prendre la forme d'agences d'événementiels, multipliant colloques, conférences à l'impact médiatique rapide, sans travail d'accompagnement éditorial ou autre. L'institut Amadeus, créé en 2008 par Brahim Fassi Fihri, fils de l'actuel ministre des Affaires étrangères Taïeb Fassi Fihri, appartient à une catégorie aux contours encore difficiles à cerner. Lancé sous forme d'association par une bande d'étudiants marocains à l'étranger, Amadeus a vite commencé à gagner en exposition avec sa transformation en institut et un premier coup médiatique : une interview avec le Premier ministre Abbas El Fassi. “Amadeus bénéficie du portefeuille de papa Fassi Fihri”, souffle cet universitaire pour qui “ce think tank est encore une création de l'élite pour reconduire ses fils aux affaires”. Pour ce journaliste, au contraire, “l'Institut Amadeus est un objet politique novateur”, car il permet de bousculer une scène politique amorphe. Ainsi, lors de la première conférence sur la gouvernance organisée à Marrakech au printemps dernier, ce journaliste se souvient qu'“un responsable du Corcas a explicitement appelé à une réconciliation entre le Maroc et les Sahraouis”. Et d'ajouter : “Une telle déclaration n'est pas imaginable dans un contexte plus officiel”. Notre universitaire n'en démord pas. “Lisez les communiqués de la MAP et vous comprendrez”. Vraiment indépendants ? La très makhzénienne agence MAP a, il est vrai, accompagné toutes les activités du jeune think tank, dès sa création. Dernièrement, une dépêche rappelait que les dirigeants d'Amadeus “ont été reçus (sic), au siège de la présidence du gouvernement espagnol, par Bernardino Léon Gross, Secrétaire général du gouvernement espagnol [puis] au palais de l'Elysée, par Boris Boillon, Conseiller Afrique du Nord, Proche et Moyen-Orient du président de la République française, Nicolas Sarkozy”. Le débat sur l'indépendance est bien sûr, derrière tous les persiflages. Encore faut-il noter que l'indépendance, vis-à-vis de l'Etat, des pouvoirs économiques et financiers, des partis politiques et des groupes de pression est plus un slogan qu'une réalité dans ce genre de business. Dans leur livre de référence, Les think tanks, cerveaux de la guerre des idées, Stephen Boucher, Martine Royo et Pascal Lamy distinguent quatre catégories de think tanks : les advocacy tanks, les think tanks de parti politique, les think tanks sous contrat et les think tanks universitaires. Au Maroc, les think tanks universitaires pâtissent de la faiblesse du tissu de l'enseignement supérieur public, en attendant la structuration de véritables universités privées dotées de centres de recherche. Les organismes rattachés aux partis à proprement parler n'existent pas au Maroc. La fondation Fassi Fihri-Bouabid est le think tank emblématique de la gauche marocaine. Il est, aujourd'hui, la structure la plus anciennement établie, dotée d'un véritable outil permanent de réflexion, le Cercle d'analyse politique, qui a déjà publié plus d'une quinzaine de rapports dans sa collection Les cahiers bleus. “Le fait que Ali Bouabid et Larabi Jaïdi (qui dirigent la fondation Bouabid, ndlr) soient des militants socialistes actifs, n'a jamais posé de problèmes d'indépendance de la réflexion. C'est même une valeur ajoutée en termes d'interaction avec les acteurs politiques”, explique notre chercheur. Entre structures officielles, partisanes et l'émergence de nouveaux acteurs aux ambitions légitimes, les think tanks représenteraient-ils une relève idéologique et intellectuelle ? Il faut espérer. Youssef Aït Akdim