Les Marocains se sont appropriés Facebook pour en faire leur réseau social préféré sur le web. Loin du pays réel et de ses soucis du quotidien, nos facebookers réinventent un Maroc décomplexé : ça drague, ça blague, ça bosse, ça joue, ça milite... Bienvenue dans la planète Maroc sur Facebook. Par Ahmed Chennaoui Aujourd'hui au Maroc, Facebook est sur toutes les langues et de toutes les conversations. Pour être in, il faut avoir son profil sur le plus important réseau social de la planète. Sinon, vous êtes totalement “has been”. Difficile d'échapper en effet à la facebookmania. En soirée, un membre atteint du syndrome FB est facilement identifiable. Au moment du dessert, il dégaine son appareil photo numérique : “Une photo, les amis ?”. En un clic et un flash, le tour est joué. Dès le lendemain, l'album de la “teuf” (la fête) est sur Facebook, partagé par les amis et les amis des amis. “Super !”, “cool”, “top”. Les “coms” (commentaires) des membres affluent. Un autre vous tague. Vous voilà devenu célèbre : toute la communauté du réseau est au courant de votre présence à la soirée de samedi dernier. Sur “FB”, les Marocains vivent à 100 à l'heure, se lâchent, blaguent, draguent, réfléchissent parfois, dépriment, s'excitent, jouent au Poker, entrent dans des gangs et militent pour protester contre la grève des transporteurs au Maroc ou la pollution à Casablanca. C'est une petite planète avec ses propres usages, ses codes, ses événements, ses stars, ses histoires, ses tribus et groupes. Loin de l'actualité nationale, de la réforme de la Constitution, des élections communales et du bla bla des journaux, les Marocains de Facebook ont leur propre actualité, pratiquement en temps réel. Rachid a mal aux yeux et cherche un bon ophtalmo sur Rabat. Trois volontaires proposent des adresses et lui souhaitent bon rétablissement. Et puis, il y a l'anniversaire de Souad, toujours célibataire à 33 ans. C'est le moment de lui remonter le moral et lui adresser les vœux les plus sincères de bonheur en attendant de rencontrer le grand amour, et pourquoi pas parmi la faune masculine de Facebook. Merci Photoshop ! Saâd, célibataire casablancais, fait partie de cette faune. Il n'attend pas le grand amour, juste la rencontre du jour. Il est aux aguets, proposant ses bons services aux cœurs solitaires : “Salut Jihane, j'ai vu ton dernier com sur le wall de Karim. Je kiffe trop ton humour, en plus t'es mimi, lol... Add me as a friend, tu regretteras po !”. Saâd envoie souvent ce type d'invitations à la gent féminine ornant les profils de ses amis, histoire de “faire connaissance”. Et comme qui ne tente rien n'a rien, le Marocain avoue jeter son dévolu sur les jolies filles. “Elles sont toutes jolies sur les tofs”, rouspète Simo, souvent déçu lorsqu'il rencontre “in real life” ses amies facebookeuses. “En vrai, c'est souvent autre chose”, poursuit-t-il. Et pour cause : sa dernière conquête cybernétique s'est révélée être “toute petite, avec un front tellement proéminent que j'ai enfin compris pourquoi elle coupait ses photos au niveau des sourcils”, raconte-t-il avec une petite moue de dégoût. Pourtant, le trentenaire bidaoui ne ressemble pas non plus à ses photos. Retouchées sur Photoshop, elles donnent à Simo des allures de jeune premier, qui prend cependant soin de sourire la bouche fermée, histoire de cacher son appareil dentaire. Il montre, sans mauvais jeu de mot, son meilleur profil. Le narcissisme cybernétique est donc de mise sur Facebook. “Les narcissiques utilisent Facebook de la même manière qu'ils envisagent leurs relations sociales pour la promotion d'eux-mêmes, avec un accent sur la quantité plutôt que la qualité”, écrit Keith Campbell, psychologue américain. Ce qui explique le fait de choisir des photos glamour, de bombarder son propre profil de photos de soi-même, le nombre de commentaires laissés sur le mur, etc. Et les Narcisse de la Toile sont aussi les plus niais, à la quête d'un Graal à portée de clics. “J'ai essayé d'installer l'application qui consulte votre profil au moins cinq fois, se désole Lina, jeune ado fashion-victim. Ça ne marche jamais, ce genre de trucs… C'est quand même honteux de nous donner de faux espoirs !”. C'est que la jeunette ferait tout pour savoir si son ex traque ses faits et gestes. Parce que même s'il s'agit de son ex, son égo en serait on ne peut plus flatté. D'ailleurs, pour Hasna, 23 ans, pas de doute : “Facebook ? C'est le site qui officialise le tberguig ! Et gratuitement, en plus”. Inscrite sous son vrai nom et son vrai prénom, elle affiche ses photos, son adresse mail, son lieu de travail et se confie à ses “cyber-amis” qu'elle connaît majoritairement dans la vraie vie. En scrutant de plus près sa liste de contacts, elle avoue tout de même accepter des invitations d'inconnus, pas si inconnus que ça, “puisqu'on a plein d'amis en commun”. Mon statut, ma vitrine... “Pour connaître ma météo interne, il suffit de consulter mon statut Facebook”. Imane, blogueuse marocaine, aime soliloquer. Chat Facebook ouvert 18h/24, elle laisse sa créativité voguer au gré de ses contacts. Ses statuts, justement, changent souvent après une simple conversation. Faut-il en conclure que les facebookeurs sont des ultra-sociables ? Pas si sûr. Selon Cameron Marlow, sociologue américain, un homme qui a 120 amis sur sa liste de contacts communiquerait vraiment avec 4 personnes au maximum, et 6 dans le cas d'une femme. Notre blogueuse n'est en fait qu'une exception, qui a déplacé un pan de sa vie sur le site communautaire. Si Majda lui annonce qu'elle déprime, elle laisse un “Majdou, t'es mon chou, ne reste pas à genoux !” trôner près de son nom. Lorsque Raphaël, son ami français, se connecte après plusieurs jours d'absence, elle signe “Alleluia ! Raph is back !”. Et ainsi de suite. Imane ne se contente pas d'écrire ses propres statuts. Elle commente aussi ceux des autres, laisse petits cœurs et smileys, s'épanche sur le mur de sa meilleure amie canadienne. Petite précision : Imane a 19 ans et ne peut pas sortir de chez elle le soir. Souvent, ses statuts traitent son père de “gros con-servateur” ou d'autres métaphores plus ou moins inspirées. Le jour de son anniversaire, après quelque 230 messages de félicitations sur son “mur”, elle signait par un solennel “Merci mes amis, je vous aime”. L'un des nombreux chercheurs à s'être penché sur l'univers de Facebook contredit Imane et ses semblables : l'amitié publique serait un oxymore. Parce que l'amitié, justement, reposerait sur des révélations mutuelles inconnues du reste du monde et qu'elle ne peut naître que de l'intimité. À bon entendeur. “Wayli a ssat, t'es pas sur Facebook ? Qu'est-ce que t'attend ?”. Mehdi en a assez d'entendre cette phrase. C'est que le rbati fait la fine bouche, répète à son entourage que jamais, ô grand jamais, il ne sombrera dans l'addiction Facebook. Ça, c'est son côté chipoteur. En vérité, Mehdi y a effectivement un compte, créé par curiosité... mais sous pseudonyme. Forcément, tous ses proches dans la vraie vie ne l'acceptent pas comme “ami” puisqu'ils ignorent sa véritable identité. “Créer un profil Facebook, c'est accepter de partager, d'exposer sa vie. Et pas seulement avec les intimes, décrit-il. Moi, je veux contrôler ce qu'on voit de moi, tout en regardant ce que je veux”. La démarche est honnête. Ou presque. Contrairement à Mehdi, Nezha, 25 ans, ne fait pas dans la demi-mesure. Le leitmotiv “Je suis sur Facebook, donc je suis” la dépasse. Et elle continue à ingnorer avec superbe la star du Net 2.0. “Le jour où j'ai découvert que ma mère était sur Facebook, j'ai failli avoir une attaque”, se souvient en riant Leila, 22 ans. C'était comme la croiser dans son night-club préféré. Non pas qu'elle considère Facebook comme un site de djeun's. C'est juste qu'elle ne comprenait pas vraiment ce qu'est venue y faire sa mère. Cette dernière, prénommée Rajaa, en a pourtant fait l'usage de l'utilisateur normal : retrouver ses amitiés de jeunesse perdues de vue. Et les retrouvailles pour cette mère au foyer cultivée ont été “magiques”. “Jamais je n'aurais cru pouvoir retrouver mes amis du lycée, perdus aux quatre coins de la planète”, raconte la quinquagénaire. Rajaa considère Facebook comme un remède miracle au temps qui passe. Elle trouve sa fille trop occupée à regarder des vidéos au lieu de chercher sa copine de maternelle. Barak Obama, alias M'Bareck Et comme il faut marquer son cyber-territoire, Facebook pullule de groupes marocains divers et variés. Des groupes à la gloire du royaume chérifien, de Hassan II, de Mohammed VI, de Lalla Salma, de Marrakech, des élections législatives, des bloggeurs marocains, des boîtes de nuits prisées, … Il y en a pour tous les goûts. Ainsi, le groupe “I didn't ask to be Moroccan… I just got lucky !” (Je n'ai pas demandé à être marocain, j'ai juste eu de la chance) comptabilise près de 8500 membres. Les administrateurs du groupe “Marocains d'ailleurs” ont réussi à y regrouper près de 740 commentaires, où chaque membre exprime sa fierté d'être Marocain. D'autres groupes à la gloire d'un Obama marocain, M'bareck de son prénom, montrent le nouveau président des Etats-Unis couvert d'un tarbouch rouge. Et comme le communautarisme n'est pas censuré sur la Toile, il y a plusieurs groupes du genre “Les grandes familles de Fès” qui compte 3 940 membres. Les créateurs du groupe se félicitent, dans leur description de “l'importance que nous accordons tous à nos origines”. Avant de conclure, tout de même, que “nous sommes Marocains avant tout”. Il existe aussi des groupes “Anti Abbas El Fassi” ou “anti-fassis tout court”… Il faut de tout pour faire un monde virtuel. Il serait faux d'affirmer que Facebook est un facilitateur de business au Maroc. Les professions libérales en quête de nouveaux clients se heurtent à un écueil de taille : “J'ai passé une annonce sur Facebook, j'ai réussi à attirer deux nouveaux clients à peine. Pour en attirer plus, il aurait fallu que je reste connecté à plein temps”, rapporte une kinésithérapeute de Casablanca. Sur ce point, le bouche à oreille à l'ancienne fonctionne toujours. Cependant, Facebook peut être d'une précieuse aide pour les métiers nécessitant un réseau étendu, tels la communication ou le journalisme. Kawtar, fraîchement débarquée dans la presse, ne possédait pas le sésame nécessaire pour démarrer ses articles : les sources. Facebook vole à son secours, lui fournissant un contact presque direct avec ces dernières, annulant la fameuse “barrière de la secrétaire”, précise-t-elle. Un petit Inbox et le tour est joué ! La sauce prend aussi bien pour les annonces de concerts, d'expositions, de vernissages, de conférences de presse et autres mondanités. “Ma liste de contacts, c'est ma base de données, rapporte Salwa, RP à ses heures perdues. Il suffit simplement de savoir cibler ses contacts, et non bombarder les gens de messages insignifiants”. Les musiciens tentent aussi, tant bien que mal, de capter une partie des projecteurs de Facebook, encouragent leurs fans à s'inscrire sur leur “fanpage”. Idem pour les acteurs, animateurs télé et journalistes plus ou moins connus, qui n'hésitent pas à faire dans l'autopromotion (lire encadré p. 18). Desperate housewives à la marocaine Encore plus que dans le domaine professionnel, le site communautaire s'immisce aisément dans la vie personnelle. Parfois la plus intime : les couples s'y font et s'y défont. Comme dans la vraie vie. Sauf qu'étaler son linge, propre ou sale, est plus facile sur Internet. La manière de déclarer sa flamme, de laisser un message qu'une seule personne comprendra, d'attiser la jalousie,… tous les ingrédients sont là pour concocter une, deux, trois histoires. En acceptant qu'elles soient épiées, commentées. Il faut dire que Facebook facilite beaucoup la tâche à ses utilisateurs honnêtes : ceux qui jouent le jeu et indiquent avec qui ils sont en couple, rompent les liens sacrés du Net au moment de la rupture dans la vraie vie, marquent le coup en y célébrant leur mariage ou leur divorce et ainsi de suite. On s'en doute, les vengeances publiques sont souvent plus spectaculaires que les mots d'amour aseptisés distillés sur un profil. Un jeune Casablancais soupçonne une ex-copine de lui avoir piqué son mot de passe pour une petite vengeance personnelle. Le statut du jeune homme en question annonçait : “J'ai le HIV, faites le test les filles”. La revanche est un plat qui se mange froid, et parfois en public… Meryem a posté un beau matin une photo d'elle, nue, le corps caché derrière ses genoux repliés, bras entourant ses jambes, à la manière des mannequins posant pour une pub contre la fourrure. Mal lui en a pris. Son copain, l'a sommée de la retirer, suite à des commentaires presque anodins, mais qui en annonçaient de plus explicites. “Je lui ai obéi, je n'avais aucune envie de me retrouver avec des commentaires me traitant de tous les noms...”, explique-t-elle. C'est que Facebook exarcerbe tout ce qu'il touche. Une photo commune peut devenir un objet de dispute, un simple profil une preuve de délit. Sanaa, marrakchie de 23 ans, sort avec le même jeune homme depuis 2 ans. Pourtant, il a mis très longtemps à l'ajouter sur sa liste de “friends”. “Avant de m'ajouter, il a retiré toutes les filles avec lesquelles il m'a trompé”. Pas jalouse pour un sou, elle n'a jamais surveillé le profil de son copain une fois sur sa “friendlist”. Par contre, lui, “Il joue au flic sur mon profil et me pose des questions sur certains amis”, déplore-t-elle. Quelques fois, la méfiance devient maladive : “Ma colocataire reprochait à son copain de m'avoir accepté parmi ses amis. Elle s'imaginait qu'il se passait des choses derrière son dos”, s'étonne Nadia. Et de poursuivre : “il lui arrivait de nous retrouver tous les deux, en tête-à-tête dans l'appart. Et elle ne trouvait rien à y redire”. Pour acheter la paix, Nadia a fini par éliminer le fiancé de sa colocataire de sa liste d'amis. Et oui, la vie sur Facebook est au moins aussi compliquée que la vraie.