Le nouvel ouvrage de Nedim Gursel «Sept derviches» (Seuil, 2010) fera les délices des soufis. Avant de le suivre jusqu'à la Mosquée bleue d'Istanbul et de relire avec le romancier-voyageur le poète Rumi. Pslongeons dans les souvenirs d'enfance de cet écrivain turc. «Au pays des poissons captifs» est paru chez Bleu autour en 2004 dans une traduction d'Esther Heboyan. Cette enfance turque revisitée par un adulte un peu mélancolique est un cadeau au lecteur. On est presque surpris de la confiance que supposent les confidences que le romancier a choisi de nous faire. En vérité, cette confiance s'adresse surtout «à (sa) fille Leyla, si elle (le) lit un jour». Or, j'ai croisé en 2004 le papa et l'enfant au Salon du livre de Paris avant de retrouver Nedim, il y a quelques mois, lors du Salon international de l'édition et du livre à Casablanca. La fillette était si mignonne, riant des plaisanteries paternelles, ses yeux somptueux plissés de joie, que l'on comprend d'emblée pourquoi «Au pays des poissons captifs» pétille de sincérité, de fraicheur et de gravité. La petite Leyla porte le prénom de sa grand-mère dont les photographies reproduites dans l'ouvrage nous permettent de voir quel ravissant air de famille les unit. C'est que ce livre nous rend intimes de l'auteur et produit un effet de complicité auquel n'atteignaient pas à ce point les romans, souvent séducteurs, de Nedim Gursel. Ecrivain fécond, il a aussi publié des essais consacrés à l'œuvre de Nezim Hikmet et à celle de Louis Aragon, des récits de voyage et une défense de la vocation européenne de la Turquie. Un des mérites de Nedim Gursel réside dans la ferme conviction avec laquelle il s'attache au rapprochement des peuples grec et turc, multipliant les interventions dans la presse pour défendre une vision apaisée et confiante plutôt que de nourir les querelles. Enseignant le turc à Paris, il a conservé une relation puissante à son pays natal. C'est ainsi qu'il fut lauréat en 2009 du Prix de la liberté d'expression décerné par les éditeurs turcs. «Au pays des poissons captifs» évoque des joies et un deuil. Le père de Nedim fut tué sur la route de Susurluk. Après tant d'années, le mémorialiste se retrouve lui-même sur cette route «où les voitures roulent, que dis-je, foncent à tombeau ouvert, ou, comme dirait ma grand-mère, courent livrer leur merde chez le tanneur». Balikesir, cela veut dire en turc «poisson captif» et c'est la bourgade d'enfance de l'auteur, qui, depuis, multiplie les voyages d'un pays à l'autre et donc, d'une langue à l'autre. Il est devenu un poisson polyglotte, ce qui était bien le moins avec des parents tous deux traducteurs du français vers le turc en plus d'être enseignants. On voudrait vous parler sans fin de cette famille et de cette Turquie, de l'oncle Kenan qui de pâtissier devint libraire, du grand-père qui, pendant la Première guerre mondiale, avait été capturé par les Anglais sur le front palestinien et durant sa captivité, avait étudié le français et l'arabe. Il n'est pas un détail d'«Au pays des poissons captifs» qui ne suscite l'émotion et l'intérêt. A peine si Nedim ne nous cite trop longuement ses poèmes d'enfant… Pour le reste, l'une des grâces de livre, c'est précisément une constellation de réminiscences poétiques qui nous font goûter les vers de grands poètes turcs, un peu comme dans «Sept derviches», on rencontre le poète hérétique Kaygusuz Abdal. Cette enfance qui hante un homme habité par la gratitude nous vaut un livre solide mais irisé de rêveries. L'entreprise est entièrement réussie parce qu'elle met en pleine lumière ce qu'un esprit généreux et qui se soupçonne d'égoïsme, peut entendre, comprendre et partager de son passage ici-bas, entre l'Europe et l'Asie. La vraie réussite d'«Au pays des poissons captifs», c'est évidemment que l'on aime les gens dont nous parle Nedim Gursel. Un écrivain qui vous change, le temps d'un livre, en membre de sa propre famille, ce n'est pas courant. D'autant que, le livre refermé, l'affection demeure, mystérieusement convaincue et comme définitive. Un coup de maître, en somme.