L'un des plus beaux livres du romancier et poète Rabah Belamri (1946-1995) a conquis un doctorant japonais qui prépare en outre une thèse consacrée à Kateb Yacine. Satoshi Udo vient de publier dans le Kyoto «Bulletin of Islamic Area Studies» sa traduction des trente premières pages de Regard blessé (Gallimard., Prix France Culture 1987), un roman désormais disponible dans la collection Folio. Ce remarquable ouvrage parut suite à l'enthousiasme de J-M-G. Le Clézio (lauréat l'an dernier du Nobel de littérature) et de Michel Tournier de l'Académie Goncourt. Rabah Belamri, natif de Bougaâ (Sétif) est loin d'être inconnu au Maroc où fut publié, hélas l'année de son décès, un petit volume issu de son fructueux séjour, en novembre 1994, à Mohammedia et El Jadida, en compagnie d'Yvonne, son épouse, Des étudiants et des élèves appartenant à des Facultés des lettres, à un collège et à un lycée, composèrent avec le soutien de l'écrivain et de leurs professeurs des poèmes et des nouvelles. En préface au volume qui fut édité à Mohammedia, Belamri écrivait : «Je forme le vœu que les lycéennes d'El Jadida, des «scientifiques», dont les textes m'ont agréablement étonné -sensibilité à la détresse humaine, imagination vive, style efficace-, conservent leur dynamisme créatif…». Il faudrait plus de place que nous n'en disposons ici pour explorer une œuvre abondante et audacieuse qui n'a pas cessé de nous accompagner de sa justesse et de sa force. On ne saluerait pas seulement «Regard blessé» et «le Soleil sous le tamis». Il faudrait notamment insister sur l'éclatante réussite de son roman le plus âpre «Femmes sans visage» (Gallimard, 1992). Rabah Belamri qui perdit la vue à seize ans, fut l'écrivain et le poète de la mémoire conquise comme un soleil. S'il a laissé un vide considérable, c'est que son œuvre n'avait cessé de prendre de l'ampleur et de charme. Il a d'abord raconté son enfance dans un premier roman, «Le Soleil sous le tamis» (Publisud, 1982), où l'on retrouve une attention au monde rural, à ses mœurs, à ses rythmes, décrits avec précision et délicatesse. On lit dans l'œuvre inspirée de ce vrai poète, qui se révéla ensuite un romancier novateur, l'harmonie authentique d'un esprit épanoui. Alchimiste subtil, il sait changer la simplicité des énoncés en surprenante munificence. Témoin jamais neutre et jamais partial, il évoque le folklore obscène de l'enfance ou la cruauté plus ou moins candide des désirs entravés, le sommeil de l'avenir ou le refus opposé à l'avachissement des libertés par une jeunesse consciente de ses droits. Rabah Belamri obéit toujours à un devoir de vérité. «Le Soleil sous le tamis» se lit comme une fresque filiale extrêmement précise quant à l'éloge des sites et au récit des rites. L'auteur opère une dénonciation sans hargne de la tendance à tout travestir en «authenticité». Il parle des colons, des fous, des mendiants ou des instituteurs, sans fard. Bien des scènes de genre sont traitées avec verve, comme, par exemple, la lutte de la sœur du narrateur pour échapper à un mariage arrangé. Elle épousera finalement le paysan pauvre qui était l'élu de son cœur. Dès «Le Soleil sous le tamis», Rabah Belamri se montrait tout à la fois sincère et passionné, truculent et loyal. C'est du métier de vivre qu'il nous entretenait. Quant à son métier d'écrivain, il ne cessa d'en parfaire les outils. Songeons à ce qu'écrivait si heureusement Mohammed Dib au poète Rabah Belamri à la réception de Pierres d'Equilibre (le Dé bleu, 1993) : «On voudrait faire des amulettes avec tes poèmes et les porter sur soi pour sentir son pays contre son corps et espérer sa protection». Les méthodes de travail de Rabah Belamri ont été évoquées par Zina Weigand dans un article intitulé : «Et moi de quel pays je suis ? Du pays des aveugles ?» dans le beau numéro Hommage à Rabah Belamri de la revue universitaire américaine CELAAN (automne 2003). Cet écrivain aux dons éclatants reste un modèle de probité intellectuelle et artistique, quelqu'un dont on sait en le lisant qu'il vous améliore. Si j'avais à choisir des vers de Rabah Belamri dont la traduction ferait immédiatement les délices de lecteurs japonais, je choisirais par exemple ceux-ci dans «Pierres d'équilibre», «sur un muret parmi les citronniers/ un chat blanc se chauffe / au soleil du matin/ ses paupières mi-closes gardent / le chiffre de l'énigme».