On admire une vitalité intraitable, une faconde véridique et la capacité de mettre à nu les émotions chez Abdel Hafed Benotman. «Eboueur sur échafaud» (Rivages Noirs, 2003), ne fut pas véritablement une surprise, mais quel art de mêler la pétulance et le drame ! Déjà, quelques années plus tôt, l'écrivain, alors emprisonné, puis en cavale, avait publié « Les Forcenés», de courts textes noirs d'une tendresse râpeuse ! J'avais été frappé par son évocation de la brutalité de l'existence aussi bien carcérale que dans la vie courante. Si bien que j'avais eu la naïveté de lui écrire mon admiration. Or, il était en cavale ! Rassurez-vous, tout va bien aujourd'hui : Abdel Hafid tient un restaurant avec son épouse gabonaise. Ils n'ont pas vraiment la reconnaissance du ventre. Preuve : le déjeuner que je leur offris en 2003 (avant l'ouverture de leur restaurant) ne m'a toujours pas valu, sept ans après, une invitation à tester leur menu. Auraient-ils vendu l'affaire ? C'est peu dire qu'Abdel Hafed Benotman possède un ton juste. Cela va bien au-delà. Paragraphe après paragraphe, il enfonce le lecteur dans les profondeurs des blessures provoquées par une enfance cassée. Les enfants qu'il décrit, Benotman les appelle drôlement des «étrangers d'origine française». Son portrait d'une famille algérienne dysfonctionnelle est mieux qu'une collection de morceaux de bravoure. C'est un festival d'arrachements et d'attachements. Le portrait de la mère est déchirant. L'image du père est déchiquetée presque tendrement. Les gosses sont vrais, drôles, et à leurs tours déchirés avec soin. On entend leurs voix. On croit à leurs rêves et au deuil -provisoire ?- de leurs rêves. Cela ressemble à l'histoire de petits écorchés de salles de dissection qui feraient de la bicyclette et du vol de voitures en modèle réduit. «Eboueur sur échafaud» est un roman parfaitement construit. On y perçoit constamment la joie d'écrire de Benotman, le plaisir qu'il prend à prouver, phrase après phrase, l'œil vif et la langue bien pendue, sa vocation de romancier du réel. Généreux voltigeur d'abîmes, habile réparateur de fractures sociales et, finalement, à sa manière gamine et mature, poète de la joie de vivre. Est-il prosaïque, le récit d'enfance d'Ali Tizilkad portant en titre la traduction du berbère de son nom de plume, qui est aussi bien le nom du lieu-dit où il vécut enfant ? La séduction de son livre est puissante, presque étrange. «La Colline de papier» dicte le texte et ce récit a la fraîcheur, la rudesse, la beauté de la nature quand des gens y luttent pour aimer ce qu'ils vivent, malgré les manques et les malheurs. Quelque chose de radieux s'impose ici et nous en impose. Une force vitale, la capacité de comprendre l'existence comme on pardonne une trahison. Certaines pages d'Ali Tizilkad sont pourtant douces et belles comme des pages de Colette ! Diaporama inspiré, «La Colline de papier» est aussi, discrètement mais fermement, le récit d'une naissance à soi-même, un miroir le long du chemin qui mène à la parole intérieure, à la construction d'une conscience, d'une volonté et d'une espérance. Ce livre tient debout comme une personne. On y rencontre quelqu'un qui n'a nul besoin de fanfaronner. Le récit nous mène… jusqu'en cours préparatoire ! Oui, le CEP, en 1963, à Jerada. Cette région minière du Maroc est un joyau effacé de la mémoire ouvrière du pays. Tizilkad, devenu journaliste et traducteur, le voici écrivain par la grâce d'une dette envers les siens, remboursée avec intérêt et principal.