Aujourd'hui, Lars Von Trier fait moins l'unanimité. Une série de projets confidentiels, des polémiques diverses et l'échec retentissant de son film « Antichrist» ont sérieusement écorné son image de valeur sûre du cinéma européen, malgré le relatif succès commercial et critique de « Melancholia » l'année dernière. Sa personnalité hors norme prévaut désormais sur son cinéma, ses provocations sont largement relayées par les médias et le camp de ses détracteurs s'est agrandi. Retour dans ces lignes sur le film qui le fit connaître en dehors des cercles cinéphiles, l'incandescent « Breaking the waves », réalisé en 1996, grand prix du jury au festival de Cannes la même année. Invoquant dans une synthèse parfaitement réussie le cinéma du grand maître Dreyer, le mélo hollywoodien et une certaine perversité qui n'est pas sans rappeler la patte de Buñuel, Lars Von Trier y dépeint avec force sa vision de l'amour fou, de la religion, de la grâce, du sacrifice et du miracle. Au début des années soixante-dix sur la côte nord-ouest de l'Ecosse, la communauté d'une petite ville célèbre à contrecœur le mariage de Bess, jeune fille naïve et pieuse, et de Jan, homme d'âge mûr qui travaille sur une plate-forme pétrolière. Leur bonheur va être brisé par un accident qui va paralyser Jan. « Breaking the waves » démarre comme une histoire d'intrusion, celle de cet homme étranger, Jan, robuste et désirable au sein d'une communauté ultra puritaine, complètement renfermée sur ses lois et ses traditions. Bess soumet au conseil de la communauté son souhait de l'épouser et révèle ainsi ses premières velléités d'indépendance face à cette assemblée d'un autre âge. « Breaking the waves » va donc nous conter cet affranchissement, ce chemin tortueux de la tradition vers la modernité, entre religiosité chrétienne et perversité. Film profondément religieux et aussi profondément blasphématoire, « Breaking the waves » se réfère à Dreyer tout autant qu'il cherche à en dépasser l'ordre ancien, à aller vers la nouveauté. Lars Von Trier est très clair sur l'idée qu'il se fait de la communauté. Elle est synonyme de néant et de lent étouffement. Devant la nouveauté, elle se rétracte sur elle-même au lieu de s'ouvrir, reste campée sur ses principes au lieu de faire preuve de souplesse. L'intrusion d'un étranger ne peut que tourner à l'affrontement. Faire partie de cette communauté signifie adopter une attitude et une seule. A cette tristesse uniforme répond le visage de Bess, qui se meut par toutes les tonalités, à la recherche de son expression propre. Bess est bien décidée à vivre son bonheur, à surmonter tous les obstacles, quitte à faire sauter les barrières du raisonnable dictées par son clan. Pour incarner ce personnage totalement atypique, Lars Von Trier a fait appel à Emily Watson, jusqu'alors inconnue. Son interprétation de Bess est probablement ce qu'on a vu de plus bouleversant dans les années 90 venant d'une comédienne. Lars Von Trier filme son visage au plus près dans un style faussement documentaire et en révèle toute l'étendue et toute l'intensité. Bess parle à Dieu et Dieu parle en elle, Dieu occupe le centre du film. Bess va croire en la force de l'amour comme une accro aux drogues dures, jusqu'à sa perte...