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Le Morisque par Hassan Aourid | Le Soir-echos
Publié dans Le Soir Echos le 05 - 09 - 2012

Hassan Aourid, plus connu comme personnage public que comme auteur, nous livre une version romancée de l'histoire des Morisques, musulmans d'Espagne forcés à la conversion du temps de l'Inquisition. Chihab-Eddine, le personnage dont l'histoire est racontée a réellement existé, mais l'auteur l'a rendu plus humain en imaginant, tout en restant très fidèle à l'Histoire, les aspects qui font la différence entre un repère historique et le parcours d'une vie avec tous ces petits détails d'émotions, de rêves et de questionnements qui font l'homme. Le Soir Echos vous propose de découvrir ce roman tout au long de l'été en épisodes quotidiens, pour (re)découvrir cette période de la grandeur de l'Islam et vous évader en compagnie de personnages au verbe haut et à la pensée profonde.Bien que l'histoire se passe au XVIe siècle, les ressorts philosophiques qui l'animent, transposés dans un contexte contemporain restent d'une actualité vivace. Un livre qui grâce à l'érudition de Hassan Aourid, écrit dans un style agréable ne manquera pas de captiver l'attention des lecteurs.
Episode 26
Vue intérieure de la mosquée de Cordoue.
Sala le neuf est devenu lugubre et sans âme depuis l'assassinat de Rodiès. C'est lui qui m'y a fait venir et m'a conféré un dessein. J'aurais continué ma vie comme un objecteur de conscience, sans conscience politique. Je me serais contenté de m'apitoyer sur le sort de mes compatriotes, écouter leurs jérémiades et prodiguer des conseils. Faire le confesseur dans les accoutrements d'al faquiè. Une posture passive pour libérer ma conscience. Rodiès m'assigna un destin. Je n'avais plus à être inhibé comme je le ressentais avec Antati. J'ai une obligation de mémoire à l'égard des miens et je me remets à l'Histoire pour qu'un jour justice leur soit rendue. Je ne peux quitter même si l'envie me prenait quand, dans chaque dédale de la ville je cherche la silhouette de Rodiès et ne la trouve pas. Ses mouvements dans la ville nous rassuraient, sa fougue nous stimulait... On le voyait dans le café maure parler aux jeunes. On le voyait aux chantiers palabrer avec les maçons, au quai avec les marins, avec Palamino qui a perdu la raison. On se sentait protégé et aimé. Il aimait les siens, et il a fallu qu'il disparût pour qu'on prît conscience du vide qu'il avait laissé. Il avait un dessein pour la ville et ses habitants qu'il a aimés par-dessus tout.
On s'ingénia dans la ville, après la mort de Rodiès à étouffer les sources de tension. En mai 1630, on signa un traité de réconciliation entre les deux communautés Hornacheros et Andalous pour permettre à ces derniers de siéger dans le diwan et bénéficier des revenus portuaires grâce aux bons offices de l'armateur et diplomate anglais, Harrison.
Mais la ville était fragilisée. Le marabout ‘Ayachi l'assiégea, profitant de ses dissensions. Les Andalous ne voulaient plus se laisser faire et lancèrent l'assaut sur la Casbah en 1636. Ils en chassèrent les Hornacheros qui émigrèrent vers Alger et Tunis. Ils menacèrent même Sala le Vieux. Ceux-ci s'en remirent aux Anglais qui prirent leurs défenses et bombardèrent Sala le Neuf. L'enjeu dépassait les pauvres habitants de Sala le Neuf. C'était une course entre Espagnols et Anglais pour qui mettrait la main sur ce port convoité et redouté.
Raïs Morato dévoila son jeu. Il travaillait pour les Espagnols, à qui il voulait remettre le port de Sala le Neuf.
A chaque velléité d'indépendance de Sala le Neuf, on l'assiège et on l'affame. Rodiès avait refusé d'être à la solde de qui que ce fût : il avait refusé la malédiction qui frappait l'Andalous, pour faire de lui un mercenaire ou une relique. Il le voulait acteur de l'Histoire à un moment où l'Histoire lui refusait ce rôle. Si l'Espagne était autre il l'aurait accompli, si un jour elle devient autre, il aura sa place aux grandes loges. Mais l'Espagne se voulait sélective sans être cohérente. Elle voulait garder Alhambra, la Giralda, Al Cazar, La Mesquita de Cordoue et que sais-je encore, tout en refusant les Morisques. La Castille aurait été cohérente, si elle avait refusé tout ce beau patrimoine architectural quand elle a refusé les Morisques. Elle renierait selon la logique puritaine de l'Inquisition, Avempace, Averroès ou Maïmonide : ces phares de la pensée universelle.
Elle, seule, peut se réconcilier avec elle même, car elle est la plus forte, la plus en avance sur l'échelle de l'Histoire. Le Maroc suivra. Drôle d'équation où la réconciliation avec soi passe par l'Autre. Entre l'Espagne et le Maroc, ce n'est pas une affaire de quelques arpents de terre, mais une mémoire collective et un devenir commun. Qu'est-ce un roc ou les vestiges de temps révolus devant un précédent historique ou un projet de civilisation qui a fusionné l'Orient et l'Occident, à un moment où islam et chrétienté se livrent une guerre sans merci ?
Dans une Espagne rassurée, un Maroc apaisé, les Rodiès, les Fennich, les Antati, auraient été des acteurs de l'Histoire, au lieu de se voir condamnés au silence ou à la mort. Des hommes d'exception qui continueront à pousser de la terre marocaine mais sans grand dessein. Pire, ils se neutraliseront. Ils se feront la guerre, au grand bénéfice des mercenaires, des Renégats ou des princes dissolus, à l'image de Mamoun, qui vendront le pays pour leurs petits plaisirs et trouveront des oulémas qui justifieront leurs forfaits. Dans ce rapport tendu, émergeront des Abou Mahali qui utiliseront la religion et appelleront à la guerre sainte, profitant des forfaits et de la décrépitude de princes oisifs et lascifs.
La Giralda de Séville.
J'avais le sentiment que tout était bloqué, qu'il y aurait des répétitions à n'en plus finir, qu'on se complairait dans des petits rôles. On y trouvera son compte à la fin. Antati me l'avait dit, et je l'ai découvert aussi, après l'assassinat de Rodiès : un perpétuel recommencement.
J'étais tout de même consolé d'avoir une conscience historique. Une petite satisfaction personnelle qui m'éviterait les vétilles et les turpitudes. J'ai bien sûr une dette à l'égard des miens, d'être le témoin de leur tragédie. Une consolation, car il m'arrive d'être sceptique. Je me rappelle Rodiès qui, en homme d'action me disait, que c'est la mémoire qui est l'aiguillon de l'action. Je ne sais si c'est vrai, mais je voudrais le croire.
J'ai trouvé une consolation dans la compagnie de Fennich. La mort de Rodiès nous a rapproché. Mais il ne s'en était pas remis. Il s'est déchargé pour ses activités maritimes sur son fils, et comme moi, il observait impuissant la tournure des choses. Il continuait à habiter Sala le vieux. Il venait me voir à Sala le neuf, où on s'attablait au café maure attenant au jardin, ou des fois, au printemps ou en été on se mettait dans le jardin andalous qui nous rappelait la cour des lions d'Alhambra. Il ne parlait pas beaucoup, comme si la traîtrise du Renégat Morato et celle des siens qui l'avaient jugé et emprisonné, l'ont marqué au fer rouge. De temps à autre, il laissait échapper ses réflexions :
L'œuvre de Rodiès sans les Maures, était vouée à l'échec. Leur sort et le nôtre ne peuvent être dissociés, par ceque nous partageons la même terre et le même destin. Nous devions nous montrer pédagogues à leur égard au lieu de les regarder d'en haut. L'anarchie n'est pas un trait de leur culture, mais les conditions où ils vivent les ont rendus ainsi. Ils recèlent un grand potentiel pour peu qu'on le canalise...
Disait-il, en sirotant son thé sur la terrasse du petit café maure qui surplombe le fleuve.
Et d'ajouter :
C'est normal qu'ils soient en rébellion, ils ne sont bons qu'à être rackettés.
Comme nous, en Andalousie, on était corvéables et taillables à merci.
Il y a une communauté de destin entre les Maures et nous.
J'étais heureux de l'entendre dire. Mes enfants ne sont-ils pas le résultat de cette fusion mauro-andalouse ?
Il y a aussi l'islam qui nous unit, ajoutai-je.
Lequel Chihab Eddine ? Celui d'oulémas traditionnels dont certains sont corrompus ? D'ambitieux insurgés ? De mystiques démissionnaires dans leurs retraites ? Les uns et les autres se servent de l'islam pour des desseins politiques.
Nous étions assis une fois, au fond du jardin, non loin du puits, quand je lui ai demandé en l'appelant par son prénom :
Si Abderrahim, as-tu pardonné aux tiens ?
Pourquoi leur en vouloir ! Ils ne sont pas traîtres dans l'âme, mais les circonstances les ont rendus ainsi. Ils n'ont plus de dessein collectif, alors ils se rabattent sur des trajectoires individuelles.
C'est tout de même piteux, renchéris-je.
Rien n'est piteux au regard de l'Histoire. C'est la fin d'une séquence et le commencement d'une autre. Elle se fera sans nous.
Et pourtant Fennich était marqué par la décrépitude des siens qui oscillaient entre Anglais et marabout ‘Ayachi, sans vision aucune.
Il tomba malade et ne pouvait quitter sa maison. Je lui rendais visite à Sala le vieux, non sans difficultés. Nous étions suspects au regard des habitants de Sala le vieux, et on savait le lien que j'avais avec Rodiès. Je débarquais par la porte de Malaga. Je trouvais chez Fennich un florilège des habitants de Sala le vieux, qui enfin découvraient ses qualités et son abnégation pour les siens. Il se montrait, malgré la maladie, curieux de la situation politique. Le cheikh Zniber égayait l'ambiance en racontant des blagues grivoises. Le jeune Aouad, fils du cadi, avança un jour, que le Marabout ‘Ayachi qui marchait sur les deux villes, agissait au nom du Sultan.
Fennich du fond de son lit répliqua :
Il agit pour son compte. Comme le Renégat Morato, comme le Franc Morat nommé caïd de Sala le neuf par le Sultan. Ils prétendent tous la même chose pour berner les gens crédules.
Il était essoufflé, une quinte de toux l'arrêta.
Les gens se mirent à partir. Je m'apprêtai à faire de même. Il me fit signe de la main pour rester. Quand nous fûmes seuls, il me parla d'une voix saccadée :
Mon heure est arrivée, je partirai sous peu.
Les vies sont entre les mains d'Allah, on ne sait qui mourra avant l'autre.
C'est tant mieux Chihab Eddine, il vaut mieux partir à temps.
Ne dis pas des choses pareilles Si Abderrahim.
Promets- moi une chose Chihab- Eddine,
Oh non, Si Abderrahim, tu me rends malheureux en disant des choses pareilles.
Promets-moi, Chihab Eddine, que tu ne fasses rien qui puisse nous séparer des Maures. Tu es la jonction entre eux et nous. Ils sont aussi blessés que nous. Nous avons perdu notre terre et eux sont en train de perdre leur langue. Nous avons désormais une communauté de destin. Nous sommes la proie des mêmes vautours.
J'ai pris sa main, l'ai serrée fort et me penchai sur son giron. Je pleurais à chaudes larmes. Il jeta sa main frêle sur mon dos. Mon visage était bariolé de larmes. La voix de Si Abderrahim me parvint lointaine, mais audible :
C'est sur le piémont de la colline Loubira, face à la mer, que je veux être enterré, là où Rodiès aurait aimé reposer.
La porte s'ouvrit, le cheikh Zniber me prit par les épaules, me sortit lentement en citant le verset coranique :
« Et l'autre demeure, Nous la réservons à ceux qui ne cherchent gloire sur terre ni ceux qui œuvrent à faire le mal. » (28, 83).
C'était l'hiver, et la foule est venue nombreuse accompagner Fennich dans sa dernière demeure. Ils sont venus de tous bords, de Sala le vieux, de Sala le neuf, les Maures, les Arabes des Zaërs, grands, petits, comme si Fennich était la chance avortée. Douga creusait la fosse sans relever la tête. Je le savais meurtri. Nous l'étions tous. Je psalmodiais le Coran et regardais autour de moi l'œuvre posthume de Fennich. Sa mort a fédéré un monde de tous bords que rien au fond ne devait désunir. Rien, à y réfléchir. Si ce n'est les petits intérêts et la bêtise. Pourquoi cette œuvre n'a-t-elle pas vu le jour de son vivant ? Pourquoi ceux qui se sont acharnés contre lui de son vivant sont-ils là, à présent. Par ce qu'il n'est que corps maintenant ! Il ne constitue aucun danger pour eux ? Il y a ceux, et qui sont légion, qui l'ont combattu et qui le regrettent maintenant. Il y a une sorte de malédiction qui fait qu'on ne prenne conscience des hommes de valeur qu'après leur disparition. Comme s'il y avait un partage des rôles ; aux hommes de paille la vie ici-bas, aux valeureux l'au-delà. Je peux l'accepter parce que j'ai la foi, mais les autres ?
Le corps, enveloppé dans un linceul blanc, était déposé dans la fosse et Douga ne se voyait pas jeter la terre sur le corps, vint se blottir contre moi. Je l'ai entouré de de mon bras droit, à ma gauche il y avait mon fils Hakam. Je psalmodiais la sourate de « Yassine », celle du « Royaume », puis celle de «l'Aube ». Je m'apprêtais à prononcer la prière mortuaire quand le jeune Jabrou me souffla de faire l'oraison funèbre de Fennich. Je n'y étais pas préparé. Jabrou me serra la main en guise de supplication. Que dire ? Tout est absurde recommencement. Tout est fade et insipide. Mais le silence est aussi expressif que les cris assourdissants ? Enfin. Je fis l'oraison que voici :
« Toute âme goûtera la mort, ainsi dit le Coran. Mais la mort n'entame pas l'œuvre des êtres, qui de leur vivant ont œuvré pour le bien. Elle n'a aucune emprise sur leurs idées qui survivent aux corps. Le corps devient terre d'où il est sorti, mais l'âme est immortelle. L'âme, l'œuvre ou nos idées. Dieu rétribue l'œuvre des gens valeureux. Mais dans cette rétribution l'Homme est un acteur indispensable. N'est-il pas celui que Dieu a crée à son image ? Nous pourrons tous contribuer à l'œuvre de rétribution si nous gardons présent à l'esprit ce pourquoi Si Abderrahim avait vécu, si nous restons fidèles à son œuvre, si nous nous rappelons ses sacrifices, ses privations. Si par contre nous oublions son œuvre, nous aurons contribué à la mort de son âme. Il y aura les imposteurs qui s'accapareront son
œuvre. Mais les imposteurs existeront toujours et ne triomphent que lorsque les hommes de bien démissionnent. Le mal n'existe pas par lui-même, et le bien non plus. Ce sont les êtres humains qui les portent. Entre la lumière et les ténèbres, il y a une guerre sans merci. Et la lumière ne peut triompher sans sacrifice. Rappelez-vous chers frères la parabole de Moïse quand il a vu la braise au sommet de la montagne et qu'il s'est retourné vers les siens pour leur dire qu'il avait entrevu une étincelle qui pourrait leur montrer la voie. Il s'adressait aux siens en toute humilité. Car l'arrogance pour celui qui a la charge des êtres ne peut que fourvoyer. Car il n'y a de salut qu'avec la communauté. Le feu, la flamme que Moïse est allé chercher, n'était pas pour être l'émule des Dieux ou pour son salut personnel, mais pour sauver les siens. Ce n'était que le commencement dans l'œuvre de Moïse qui devait affronter les magiciens et les sorciers. Et nous aurons dans le parcours du bien à affronter la fausseté. Armons-nous de patience et d'humilité.
Feu Abderrahim était de la trempe de ceux qui prennent la braise pour éclairer les leurs. Qu'importe qu'elle n'ait pas éclairé autour de lui de son vivant. Prenons la, cette braise, pour les autres, pour les nôtres. L'œuvre n'appartient pas forcément à ceux qui prétendent se réclamer de lui. D'autres, qui ne l'auront pas connu, la continueront sincèrement.
C'était un juste et Allah aime les justes. »
Je marquai une pause. Je regardai la foule médusée. J'étais tenté de citer le verset de l'Evangile : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt pas, il reste seul, mais s'il ne meurt, il porte beaucoup de fruits.. ». (Evangile de Jean XII, 24, 25). Je m'étais ravisé. Non, on nous aurait, encore, pris pour des chrétiens de Castille. Je répétai :
« Ce fut un juste. Qu'il repose parmi les justes.
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