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Le Morisque par Hassan Aourid | Le Soir-echos
Publié dans Le Soir Echos le 03 - 09 - 2012

Hassan Aourid, plus connu comme personnage public que comme auteur, nous livre une version romancée de l'histoire des Morisques, musulmans d'Espagne forcés à la conversion du temps de l'Inquisition. Chihab-Eddine, le personnage dont l'histoire est raconté a réellement existé, mais l'auteur l'a rendu plus humain en imaginant, tout en restant très fidèle à l'Histoire, les aspects qui font la différence entre un repère historique et le parcours d'une vie avec tous ces petits détails d'émotions, de rêves et de questionnements qui font l'homme. Le Soir Echos vous propose de découvrir ce roman tout au long de l'été en épisodes quotidiens, pour (re)découvrir cette période de la grandeur de l'Islam et vous évader en compagnie de personnages au verbe haut et à la pensée profonde.Bien que l'histoire se passe au XVIe siècle, les ressorts philosophiques qui l'animent, transposés dans un contexte contemporain restent d'une actualité vivace. Un livre qui grâce à l'érudition de Hassan Aourid, écrit dans un style agréable ne manquera pas de captiver l'attention des lecteurs.
Episode 24
La Kasbah des Oudayas était le centre militaire et névralgique de Rabat, surtout après l'installation sur la rive gauche du Bou Regreg, des Adalous expulsés d'Espagne au XVI, et au XVII, siècle, lors de la Reconquista.
Les hivers marquaient un arrêt dans les activités portuaires. La mer houleuse dissuadait les marins corsaires qui hivernaient dans la Casbah en s'adonnant aux petits plaisirs nocturnes. J'en avais à pâtir, car ma maison n'était pas loin du café maure, qui la nuit, se métamorphosait en lieu de débauche, avec son lot de beuveries, de bagarres et de transactions. Au petit matin sur mon chemin à la mosquée Palamino, dans la médina où je dirigeais la prière, il m'arrivait de croiser quelques ivrognes retardataires, jargonnant toute sorte de parlers, l'espagnol, le portugais, l'anglais, l'arabe, le turc… Je baissai la tête et priai pour qu'Allah les guide sur le droit chemin.
Un matin, en revenant de la prière, je n'étais pas loin du lieu dit Yaboura, qui jouxte le mausolée du Saint Sid al-Yabouri, lui même originaire de la ville portugaise d'Evora, lorsqu'un ivrogne héla mon nom, avec un parler andalous.
Chihab ! Khay diali, alors tu ne me reconnais plus, khay diali. Viens que je t'embrasse !
Il faisait encore nuit. J'accélérai le pas craignant le pire. Les corsaires étaient armés et avaient la gâchette facile, et pire encore, ils portaient des poignards et ne rechignaient pas à s'en servir.
N'aie pas peur Chihab ?
La voie de l'inconnu était enrouée à cause du tabac et la fraîcheur du petit matin. Il enchaîna, en portugais. Je doublai la cadence lorsqu'il se jeta sur moi et m'enlaça des épaules. Il exhalait une forte odeur de samet, liqueur alcoolisée fabriquée par les Andalous de Sala le Neuf. Il m'embrassait sur le cou, sur la tête. Mon turban se délia. C'était Douga.
Dieu est Grand, criai-je, Douga, tu es vivant !
Oui, khay diali, je suis content de te revoir Chihab. Tu vois, je suis à la Casbah pour venger les Morisques contre ces maudits Espagnols.
C'était certainement l'effet de l'alcool. Jamais Douga n'avait manifesté d'adhésion pour l'islam.
- Tu vas attraper froid Douga, renchéris-je.
- Abdelhadi, s'il te plait, je suis soldat sous la bannière de l'islam.
Je n'ai pu réprimer un sourire, ne contenant pas ma curiosité.
Comment donc, Allah t'aurait guidé sur le bon chemin ?
Oui, khay diali, je ne pardonnerai pas aux Espagnols de nous avoir chassés de Mehdia, les salauds.
Tu es donc marin ?
Au service de l'islam. Je travaillais avec le caïd Harrison, armateur anglais, ami de l'islam.
Ou ennemi de l'Espagne ?
Tu as raison Chihab, mais ça revient au même.
Et comment ça se fait qu'on ne se fût jamais rencontré, ici à la Casbah ?
O Chihab, moi comme tous les corsaires je vis la nuit, et toi le jour. L'hiver, c'est dur. On s'ennuie. Sous peu on va écumer les océans. Vivement le printemps. Je t'amènerai ce que tu veux, tissus, cotonnades, ustensiles de maison... Fabor
Une voix féminine, avec un fort accent arabe du cru, l'appela :
Atta Douga, viens.
Il fulmina contre la fille qui, visiblement, était sa compagne.
Chienne, salope, tu n'as pas honte, de faire l'intéressante devant al faqih ..; dégage. Et de se retourner vers moi :
Où veux-tu que je t'accompagne, Chihab ?
Ne te dérange pas Abdelhadi, je n'habite pas loin.
Je jure par Allah que je t'accompagnerai chez toi, wah ! Je te jure par Allah, avant d'embarquer, je viendrai te voir pour recevoir ta bénédiction, avant celle du Saint Sid al-Yabouri. Khay diali, je jure par Allah que tu m'as manqué. Wallah. Finalement je ne me suis pas embarqué pour le Brésil. Les Portugais de Brija étaient intraitables. J'avais beau être mauvais musulman, à leurs yeux j'étais musulman, au même titre que les autres. Et le comble, je suis d'origine portugaise ! Tu sais à cause de qui tout cela, Chihab..
Sur l'autre rive, face à la Kasbah des Oudayas, une fortification bâtie à l'extrémité de la ville de Salé, fief des corsaires du XVIIe siècle.
Il avait envie de parler, je l'ai laissé faire :
...à cause de ce fou de prédicateur saharien, j'ai oublié son nom, Mhali, ou quelque chose du genre. Il a menacé de chasser tous les chrétiens, et les chrétiens nous ont pris tous pour des Mhalis.. Ils ont fermé leurs comptoirs. A Mahdia, on leur faisait la chasse. On traquait leurs navires en partance pour les Canaries ou l'Amérique. C'était de belles captures. Ton frère s'était fait beaucoup d'argent. Mais les salauds nous y ont chassés. Alors, on s'est redéployé ici, à Sala le neuf. A Mahdia, c'était mieux, l'embouchure de Sebou était facilement navigable, et la forêt, une base de repli. Ici la compétition est vive entre Turcs, Anglais, Hollandais et Andalous qui n'arrivent plus à s'entendre... Mais je ne me plains pas. C'est mieux que dans la cour d'al Mansour où je ne foutais rien.
Je m'arrêtai devant la place, souk lghzal, entre la Casbah et la médina. Douga ne prêta pas attention à mon arrêt et me demanda :
Tu n'as pas de nouvelles d'Antati ?
Aucune.
Quel homme ! il doit être à la tête de quelques tribus en train de guerroyer.
Tu penses ?
Mais les Amazighs ne savent rien faire d'autre que ça. Antati était un homme d'action que le Sultan voulait maintenir sous sa coupe. Alors maintenant qu'il est libre, il doit être à la tête d'un mouvement de dissidence. C'est dans leur nature. Heureusement que les Amazighs sont désunis. Tu imagines la force qu'ils auraient constituée, avec leur penchant guerrier et leur nombre !
Ne te dérange pas, je suis presque arrivé Dou., pardon, Abdelhadi. Tu as besoin de repos..
Wallah que je viendrai te voir, khay diali. Viens que je t'embrasse.
La fille est revenue à la charge ;
Douga, donne-moi les clefs de Skalabia, je gèle de froid.
Il tourna les talons en marmonnant des insultes à l'adresse de la fille.
J'ai revu Douga depuis, jusqu'au printemps où l'activité portuaire reprenait. On se met alors à réparer les bateaux, à les repeindre, arranger les mâts, les voiles, ramasser les provisions. La rencontre avec Douga me fit plaisir, car j'avais, sur lui, un jugement erroné. Il débordait d'affection, mais le pauvre était jeté dans la cour d'Al Mansour où il a fini par se perdre. Il devait payer pour le père en servant d'otage. Le père, utilisé par le pouvoir au début, fut jeté par la suite. Une fois exilé à Founty, il s'est laissé emporter par la vie oisive et lascive de caïd. C'était ce que voulait Al-Mansour. Il voulait qu'il s'éteignît à petit feu. Qu'importe qu'on meure d'un coup ou à petit feu, pour peu qu'on meure, était le mode opératoire d'Al- Mansour. Tout au contraire, al Mansour aimait les exécutions lentes qui le dispensaient de sang et d'actes brutaux et ménageait l'image qu'il voulait donner de lui d'un Sultan magnanime. La mort d'al Mansour, autant que Douga-li père, a libéré Douga fils. Comme son père, il avait le goût de l'action et de l'aventure. Il s'est mis au service de l'armateur anglais Harrison qui coupait la voie aux Espagnols. Il commença comme simple ouvrier avec Harrison sur une tartane, réputée pour sa vitesse, pour passer ensuite aux Pinques et caravelles qui sont extraordinairement bonnes voilières. Le secret de la réussite était la vitesse et l'effet de surprise. Souvent, les bateaux des Andalous de Sala le Neuf étaient munis d'aviron et la voile était confectionnée, autrement que la voile latine, pour permettre une action plus souple et une plus grande vitesse. Il avait appris le métier, et de l'aveu des professionnels, il passait pour un maître.
C'est grâce à Douga que j'ai appris ce que je connais sur l'activité corsaire de Sala le Neuf. Les après- midi, Douga venait chez moi comme s'il cherchait à se donner bonne conscience. Il me parlait de ses exploits :
Khay diali, c'est à Alger que j'ai appris. Ils ont de grands maîtres là-bas, mais la méditerranée c'est du khourty, c'est rien. Avec les grosses vagues de l'Atlantique il faut être un maître. Ici, Wallah, ils ne peuvent rivaliser avec nous. La navigation n'est pas une affaire d'estime. C'est une affaire de science, khay diali, ou tu sais, ou tu ne sais pas. Et si tu ne sais pas, tu crèves.
Vous n'avez pas peur de vous perdre en haute mer ?
Pour prendre les hauteurs, il faut les instruments de mesure, l'astrolabe de mer, l'arbalète, sans ça tu es foutu. Mais il y a le flair, khay diali. Il faut les deux, tu comprends. Au large de la mer, tu oublies tout, khay diali. C'est vrai que c'est difficile. On se relaie pour dormir, mais que c'est beau de monter en haut de la mature dans une baille amarrée le long du mât et scruter l'horizon jusqu'à l'apparition au loin d'un quelconque navire, alors khay diali, on pousse des cris de joie, qui sont autant un appel pour le rassemblement. On se mobilise, on met la poudre au canon, on sort nos mousquets et nos sabres. A la guerre comme à la guerre. On étudie la cible. Navire de guerre ou de marchandise ? Pays ami ou ennemi, selon les traités signés entre le diwan de Sala le Neuf et le pays en question. On a toute sorte de pavillons qu'on brandit pour tromper l'ennemi. Si le navire est supérieur en armement on l'évite, s'il ne l'est pas, khay diali, on ne lésine pas. Des coups de canons de semonce. S'il n'obtempère pas, on lui lance des tirs sur la coque et les voiles. On provoque la panique, et nos hommes l'investissent avec des cris assourdissants pour déstabiliser l'ennemi. Et on prend le tout, la marchandise et les captifs. Une ou deux opérations comme ça et te voilà tranquille pour toute l'année.
Ce n'est pas bien, ce sont des êtres humains et la dignité de l'Homme est une, quel que soit l'être.
Khay diali, moi je ne comprends pas ce genre de choses. Moi, c'est un gagne-pain, comme pour les autres, et puis les Espagnols, ce sont des salauds. S'ils nous prennent, ils feront la même chose. C'est ce que nous dit Rodiès. Il nous dit que c'est le jihad marin contre les Mécréants, et aussi pour venger les Morisques chassés de chez eux.
C'était difficile, voire impossible de changer le sentiment général sur l'activité corsaire. Ce n'était pas seulement légitime aux yeux des Morisques, mais c'était la raison d'être de Sala le Neuf. Elle ne vivait que de piraterie. Son indépendance, elle la doit à son activité lucrative. J'écoutais, au gré des jours, les exploits de Douga : en Andalousie qu'il a investie avec les corsaires salétins, en terre ferme, où ils ont capturé des familles qui pique-niquaient. Une fois, il a trompé la vigilance des Portugais en parlant à des pêcheurs en Portugais, à l'embouchure du Tage. Il a accumulé les exploits sur la Tamise, en Manche, à Lanzarote. Il était contremaître reconnu par les gens de la corporation, prisé par les Raïs, redouté des chrétiens. Intrépide et intuitif, bon vivant, généreux, voire prodigue, et c'est en cela que résidait sa force. Il méritait l'épithète de M'Izou, le brave. Il était aussi, de par sa culture, le lien entre les armateurs, pour la plupart des Renégats, et l'équipage, avec les hommes d'abordage, ceux du feu, Andalous et Maures. Par-dessus tout, il aimait ce qu'il faisait.
Je l'ai pris une fois par la plaisanterie, pour le raisonner :
Maintenant que tu ne vas plus émigrer au Brésil, marie toi, selon la tradition du prophète. Le mariage te prémunira.
C'est vrai khay diali, j'y pense des fois, mais c'est difficile. Quand on passe plus de six mois au large, c'est difficile de trouver une femme, les Morisques ne se marient qu'entre eux, les Arabes des Zaërs, c'est des rustres, et puis on ne peut leur faire confiance quand on voyage pour d
Il faut que tu t'appuies sur Allah.es mois. Une captive, peut-être ? mais pour moi c'est un butin. Les Maures abusent de leurs captives, et moi j'aime pas ça. Je sais pas pourquoi. J'ai mûri certes, mais le mariage est une responsabilité et j'ai un peu peur.
C'est vrai, khay diali.
Et puis en tant que musulman, tu dois t'abstenir de boire..
Wallah que je ne bois plus. Je bois de temps en temps et que du samet, et tout le monde ici boit le samet, même ceux qui font leurs prières, et puis je bois la nuit, après la prière d'al ‘icha, comme tout le monde.
Tout ce qui enivre est illicite.
A bord du navire, après des jours de navigation, on s'ennuie Chihab, et l'hiver quand on prend ses quartiers, les nuits sont longues. Alors on boit pour passer le temps. Ça fait de mal à personne.
On se fait mal, c'est pire.
Chihab, tu vois pas que j'ai changé, alors ne me brusque pas, t'es comme mon frère aîné, Wallah. T'es toute ma famille, après la mort de mon père, caïd Douga-li, qui a servi deux sultans avec abnégation et qui fut payé en monnaie de singe par Al- Mansour. Maintenant que mon père est mort, je le vois autrement. Je lui ai pardonné.
Je n'ai pu me retenir. J'ai pris Douga entre mes bras et l'ai serré très fort. Je pleurai. Je m'en voulus de ne pas avoir décelé le fond de Douga auparavant.
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