Ahmed Zitouni est un écrivain singulier, et parfois même outrancier. Peut-être faut-il le définir comme outrancièrement écrivain. En ouverture de «Manosque, aller-retour» paru en 1998 aux éditions Autres Temps, Ahmed Zitouni citait Jean Giono dont le nom est inséparable de Manosque. L'auteur du «Hussard sur le toit» écrivait : «…ce piégeur de grives est dans l'histoire arabe de Tabari ; ce marchand de porcs de Draguignan a la ruse d'Ulysse ; ce fanfaron de Naples insulte comme Achille ; ce charretier andalou boit à la cruche d'argile comme buvait Haroum al Rachid.» A Manosque, Zitouni repense à une enfance volée, la sienne et celle de Houria : «Un dernier sourire figé sur une foule compacte, parquée dans un port d'angoisse. Oran pour mémoire. Le début de la fin d'une débâcle annoncée.» Le «dernier jour de guerre (où) la violence des hommes s'autorisait toutes les outrances, tous les outrages», Parmi les images qui défilent, Saïda et «le lancinant cliquetis des blindés en maraude.» Aucun autre livre d'Ahmed Zitouni n'a le tremblé de «Manosque aller retour». Jamais il n'était parvenu à un tel rendu des émotions fondatrices, «le sentiment de subir l'épopée malheureuse des enfants de la guerre, d'appartenir à la même barbarie.» La famille d'Ahmed quitte Saïda pour Oran que Zitouni nomme «pucelle boulimique, étagée en gifles de pierre». «Fille de harki, Houria appartenait au camp des vaincus. Fils d'un résistant de l'ombre, j'étais de l'autre bord, celui des vainqueurs aiguisant les lames de la revanche» nous explique Zitouni. Pour l'heure, tous fuyaient. Le narrateur imagine Houria à Manosque, à moins qu'elle n'ait jamais quitté le camp : une de ces réserves néocoloniales où, après la grande débâcle de juillet 1962, furent entassés les «Français musulmans», car c'est ainsi que les crucifie encore le vocabulaire administratif.» Le 19 mars 1962, l'enfant Zitouni avait failli espérer. Croire à une enfance pacifiée. Espérance bafouée par une «tuerie à ciel ouvert». Adulte, l'écrivain guette la cambrure de Manosque lorsqu'elle «s'arrondit comme une ville orientale», selon l'expression de Giono. Le 25 juin 1962, «les réservoirs de mazout du port venaient d'être éventrés au bazooka et au fusil-mitrailleur», Ahmed sait que, plus jamais ses mains ne se poseront sur Houria. Il assiste longtemps après à un concert de Cheb Mami, lui aussi natif de Saïda. Zitouni est persuadé que Houria se trouve dans la salle. Persuadé enfin qu'une petite fille, «réplique miniaturisée de Houria», ferme, pour lui, les portes de la guerre. «Manosque aller-retour» est un livre de seulement 47 pages dont plusieurs lectures n'épuisent pas la clameur entêtante. Un livre de révolte et de paix, de guerre et d'amour qui file comme une flèche et vous atteint au cœur. «Y a-t-il une vie avant la mort ?» (La Différence, 2007) est le dixième livre de Zitouni qui déteste les nuances et adopte naturellement un ton d'imprécateur hanté. Ecrivain né, il se raconte avec une sorte de fureur non exempte d'humour. Cet amoureux du langage en acte, ce prosateur foisonnant avait, à l'automne 1983, emprunté à Verlaine le titre de son premier roman «Avec du sang déshonoré d'encre à leurs mains» (chez Robert Laffont). Vingt-cinq ans plus tard, Zitouni dialogua une nouvelle fois avec Impermastic, le héros de son premier roman. Incapable d'oublier le bidonville de saint Barthélémy à Marseille et la cité de transit de Bassens. A la colère et à la révolte, il ajoute des ratiocinations de pochard, la description d'une errance et de l'impossible désertion de soi. Il serait faux de prétendre que le narrateur nous est furieusement sympathique, mais il est furieusement doué pour la dénonciation de l'hypocrisie qui prétend faire tenir debout la société, les gens, le malheur et le bonheur.