Le forum du Festival Gnaoua & Musiques du monde, nouveauté de cette 15e édition, a creusé le sillon d'une tribune libre et probante. Un exercice de vérité autour d'une dynamique culturelle encore balbutiante. André Azoulay, conseiller du roi, Leila Shahid, déléguée générale de Palestine auprès de l'UE, Nabil Benabdallah, ministre de l'Habitat, de l'urbanisme et de la politique de la ville, Driss El Yazami, président du Conseil national des droits de l'homme (de gauche à droite), Driss Bennani, journaliste à Tel Quel. La 15e édition du Festival Gnaoua& Musiques du monde, clôturée dimanche soir, peut désormais se targuer d'un forum de discussion, et non des moindres. Durant deux jours, un panel d'intervenants et d'acteurs associatifs et culturels ont disséqué les thématiques proposées, loin de toute démagogie ou d'enfermement intellectuel, sous le thème « Sociétés en mouvement, cultures en liberté ». Scandant l'art comme vecteur de changement, le forum, organisé en partenariat avec le Conseil national des droits de l'Homme, a appelé à la construction d'un véritable esprit critique et à la lutte contre le malaise dans les milieux artistiques. Les intervenants ont défendu avec véhémence la culture engagée, au Maroc et dans la région, et ont sondé les enjeux culturels dans les projets de société et les politiques publiques. Des termes tels que « art propre » « combat des idées », ou encore « pensée unique » et « malaise identitaire » versus « modernité» et « respect de l'autre » ont ponctué le débat. Les interventions se sont articulées autour de deux tables rondes vendredi et samedi, et des représentants du gouvernement ont été appelés à intervenir dont le ministre de l'Habitat, de l'urbanisme et de la politique de la ville Nabil Benabdallah, et le ministre de la Culture Mohamed Amine Sbihi. Des signaux d'alarme Les divers intervenants ont pointé du doigt l'enfermement ambiant et la pensée unique, constatant une transition lente vers la modernité et l'ouverture. Prônant la vulgarisation de la culture, l'écrivain et dramaturge Driss Ksikès a résumé cet état de fait : « L'ancrage de la modernité ne peut se faire sans la régularité et la ritualisation et de la culture et de l'échange ». Evoquant les transmutations du Printemps arabe et l'aspiration à la dignité, la démocratie et la transparence, certains intervenants ont mis l'accent sur des faits alarmants, dont notamment la fermeture récente du palais El Abdellia – espace d'art en Tunisie – pour « atteinte aux valeurs sacrées ». De même, le président du Conseil national des droits de l'Homme Driss El Yazami a évoqué les progrès dont fait preuve le pays en termes d'urbanisation, de scolarisation et de parité hommes-femmes, tout en mettant en garde contre des signaux d'alarme comme les manifestations d'hostilité contre la journée d'étude des textes de l'écrivain Abdellah Taïa organisée à la Faculté de lettres d'El Jadida le mois dernier. « Je suis optimiste même s'il y a toujours des accidents en termes de liberté culturelle », a-t-il dit. Le chercheur et directeur des Archives du Maroc Jamaa Baida a également déploré la pétition qui a suivi la diffusion du documentaire « Echos du Mellah, de Tinghir à Jérusalem » du réalisateur marocain Kamal Achkar, diffusé récemment sur les ondes de 2M, arguant du fait que le film « est une incitation à la normalisation avec les sionistes ». Standing ovation pour Latefa Ahrare Une remise en cause du système éducatif a également dominé les débats. Mr Baïda a fustigé l'absence d'esprit critique chez les jeunes générations, incriminant un système éducatif défaillant et appelant au changement des manuels d'histoire et de religion, « on ne peut pas inculquer la négation de l'autre aux étudiants ». Mr Ahmed Assid, militant amazigh et chercheur, a abondé dans le même sens, déclarant que «la menace de l'idéologie islamiste n'est pas surprenante au vu du système éducatif qui produit des croyants ». Fait marquant : au-delà des débats socio-politiques, l'émotionnel a primé vendredi. Une standing ovation inattendue pour la comédienne et metteur en scène Latefa Ahrare. Invitée pour intervenir vendredi sur le thème « cultures en liberté », elle a pris l'assistance de court par son franc-parler, sa force de caractère et ses propos poignants. Profondément convaincue de la justesse de la culture libre, elle a partagé avec l'assistance sa lutte constante pour asseoir ses convictions face à sa famille et à la société. Accusée à plusieurs reprises de prostituée pour ses rôles libres et parfois dénudés au théâtre, elle a été reniée par des membres de sa famille, et a reçu des menaces de mort pour atteinte aux moeurs. Emue, elle n'a pas hésité à scander : « Pourquoi nous accuse-t-on de toucher à l'islam ? S'ils ne veulent pas qu'on touche à l'islam pourquoi y a-t-il des voleurs, de la violence et de la corruption au Maroc ? », ou encore « Dieu n'est pas contre le nu, sinon Il nous aurait créés habillés », ou aussi : « Des fois, notre propre famille s'érige contre nous et dans des moments pareils-nous devons faire des choix artistiques ». Un témoignage bouleversant qui a déclenché une véritable empathie mêlée d'admiration. Une belle leçon de détermination. Un centre culturel pour Essaouira Le forum s'est clôturé par la signature d'une convention sur la création d'un centre culturel à Essaouira, à l'emplacement même du consulat danois actuel, une bâtisse ancienne qui sera rénovée pour l'occasion, ainsi qu'un musée national de thé, annoncé par le ministre de la Culture Mohamed Amin Sbihi, dont « les travaux commenceront dans les mois à venir ». En résumé, il est certes impératif d'ouvrir des fenêtres vers l'autre, mais aussi d'inclure la culture savante dans la vie de tous les jours, comme l'a si bien exprimé Driss Ksikès : « Il faut bâtir des espaces publics qui rassemblent les intellectuels ». Nous suggérons, comme première pierre à cet édifice, la transposition des forums pareils dans les lieux publics. Créons des rues savantes. * Tweet * * *