Des écrivains marocains étant accueillis au Salon du livre de Genève, il m'est naturel de vouloir saluer en échange le charme et la subtilité de la prose de Georges Borgeaud, bel écrivain suisse qui vivait à Paris, sa table de travail donnant sur le cimetière Montparnasse. J'ai eu la chance de la connaître en lisant ses livres mais aussi parce que nous habitions à quelques rues l'un de l'autre. Le sort fit que nous nous retrouvâmes, durant quinze jours, dans un château à quelques kilomètres de Genève, là où des roses grosses comme le poing s'épanouissaient dans un immense jardin, tout cela parce qu'un éditeur allemand avait légué son bien afin qu'y viennent travailler des écrivains habitués à un sort moins faste. Lisons Georges Borgeaud raconter sa première nuit à Paris, en 1945 : « En me penchant à ma fenêtre sous le toit, j'apercevais l'élégant minaret de la Mosquée d'où il me semble, mais est-ce un souvenir imaginaire, que j'entendais le muezzin appeler à la prière, qui essayait de prendre sa place dans la journée. (...) J'aurai vécu, sans l'avoir vraiment partagé, le temps pris par la ville à sortir du cauchemar, à perdre de vieilles traces d'insomnie, de sous-alimentation ». C'est dans le tome III de son recueil de chroniques Mille feuilles (La Bibliothèque des arts, 1997) que l'on trouve ces souvenirs de jeunesse, du temps où Georges Borgeaud croisait Picasso, Braque, Giacometti, Camus et Simone de Beauvoir qu'il appelle « l'inévitable dame Sartre ». Outre les peintres et les écrivains, il y avait les musiciens qui donnèrent au jazz ses lettres de noblesse : Sidney Bechet et Claude Luter. Borgeaud, qui était un hédoniste à l'éducation puritaine, ne manqua pas d'être gourmand. Il se souvenait : « Au restaurant « El Koutoubia », on se régalait de couscous, de pastilla plus raffinée pendant que dansaient, au son d'un tambourin et d'une flûte, des filles plantureuses, vêtues de soie rouge criard, les seins un peu découverts où ma timidité, un jour, osa enfin glisser un billet d'une monnaie en mauvais état. Certains m'appelaient le petit-suisse sans méchanceté... ». Ces textes de Georges Borgeaud, réunis par Martine Daulte pour le tome III de Mille Feuilles, sont préfacés par Bernard Comment qui souligne « l'esprit moqueur et frondeur quoique discret de l'auteur, et son aspiration aux petits plaisirs du savoir bien vivre qu'il pardonne difficilement aux goujats de méconnaître ». Qu'est-ce qui m'impressionnait le plus chez Georges Borgeaud ? Sans doute ceci : sa phrase lui ressemblait absolument. Le lire, c'était comme le voir apparaître. Son intelligence du monde, sa compréhension et sa propension à une sorte de rêverie vigilante au cours de laquelle une confidence fêlée comme une porcelaine nous guide jusqu'aux prestiges d'une ligne mélodique au son juste. Il n'est pas étonnant que des dessins de Pierre Alechinsky égrènent dans Mille feuilles un chapelet de formes inquiètes car Borgeaud qui a beaucoup écrit sur les peintres partageait la fantaisie et la gravité de ceux qui cherchent à formuler en créateurs leur sentiment du monde.On trouve chez Borgeaud une phrase qui pourrait être signée de son maître Charles Ferdinand Ramuz : « Quand le vignoble apparaît dans une région, quelqu'un en moi s'exalte, comme si je rentrais chez moi » et l'on peut parier qu'en 1945, l'auteur de Mille feuilles, installé à Saint-Germain des Près devant une table du restaurant El Koutoubia veilla à ne pas boire que de l'eau. Cependant, le lisant, c'est une sorte de sobriété tonique qui nous charme. Se souvenant de ses années de collège qu'il évoque son condisciple Maurice Chappaz, autre écrivain suisse renommé qui, dès ses quinze ans, réservait ses confidences à la chimie de ses poèmes. On rencontre aussi dans Mille feuilles Charles-Albert Cingria, l'un des plus étonnants écrivains de Suisse et qui, remarque Borgeaud, « n'aimait pas la race littéraire, les gens, comme il disait, qui mettent tout sur le plan intellectuel. » Et Borgeaud salue la mémoire de Cingria d'une question : « Méritions-nous toujours la compagnie du magicien ? ». En plus de celui de Georges Borgeaud, d'autres noms d'écrivains suisses me sont chers. Je me souviens d'avoir lu passionnément il y a plus de trente ans Adolf Muschg qui est un romancier suisse de langue allemande et Jean-Marc Lovay qui demeure, aujourd'hui encore, une des voix les plus savoureusement originales de la littérature francophone de Suisse. Mais je voudrais conclure cette chronique avec Borgeaud nous racontant son déjeuner fortuit à la table de Charlie Chaplin : « Il exécuta quelques imitations. Au café, il me regarda, et pour me dire qu'il savait que j'étais écrivain, il tint entre les doigts de sa main droite une plume invisible ». La plume de Georges Borgeaud nous le restitue tel qu'il fut : une sorte de sympathique fantôme naturellement émerveillable, lucide et libre d'écrire, conteur scrupuleux qui savait regarder et de donner à voir.