Le Senat français vient de voter une loi sur la pénalisation du négationnisme des génocides reconnus. Ceci vise la Turquie en premier lieu car hormis le génocide juif, le seul autre génocide reconnu par les législateurs français est celui des Arméniens, du temps de l'Empire ottoman. Alors que le gouvernement d'Ankara reconnaît les massacres des Arméniens sans pour autant qualifier ses événements de génocide. Cette ère, pour beaucoup deTurcs, constitue une période tragique de l'histoire où à côté de la minorité arménienne beaucoup de ressortissants turcs ont perdu le vie suite aux nettoyages ethniques qui ont accompagné le démantèlement de l'empire ottoman, surtout dans les Balkans. Ankara s'apprête par conséquent à annoncer une nouvelle série de représailles contre la France. Il s'agirait par exemple d'exclure les sociétés françaises des grands travaux publics ou de suspendre la coopération politique, militaire, voire culturelle. Mais cette politique de représailles comporte aussi un volet régional. Dorénavant Ankara, misant sur son influence grandissante, œuvrerait à contrecarrer l'influence française dans la géographie arabe. En effet, la Turquie se voit comme le grand gagnant du Printemps arabe. Le gouvernement turc dirigé par les islamistes modérés de l'AKP escompte nouer des liens préférentiels avec tous les représentants de l'islam politique de la région qui dorénavant vont avoir un rôle majeur dans la gouvernance de leur pays. Cette perception n'est d'ailleurs pas dénuée de fondement si l'on se fie aux sondages récents. Selon la dernière édition du prestigieux Arab Public Opinion Survey publiée en novembre 2011, la Turquie est perçue comme le pays ayant joué le rôle le plus constructif lors des révolutions arabes par la moitié des sondés. Avec un score de 30%, la France arrive derrière la Turquie. De même, le Premier ministre turc Erdogan demeure le leader politique le plus populaire dans le monde arabe, avec un soutien de 22 % devançant Nasrallah du Hamas et Ahmedinejad d'Iran qui n'obtiennent que 13 %.Au lieu d'une coopération politique et économique entre Paris et Ankara, s'annonce maintenant une période d'antagonismes et de rivalités sur la toile des révolutions arabes et des nouveaux régimes d'obédience musulmane. Le ministre des Affaires étrangères Davutoglu a indiqué cette semaine que la Turquie d'aujourd'hui n'est plus la Turquie de 2001, quand la loi reconnaissant le génocide arménien était adoptée en France. Par ceci, il faisait référence au potentiel d'Ankara de contrecarrer les intérêts de la France au-delà des frontières turques. D'autant plus que cet antagonisme entre la France et la Turquie est apte à perdurer dans la mesure où il est aussi animé par une personnalité forte comme Erdogan qui y voit une trahison du président français. Lors de sa courte visite à Ankara, effectuée en septembre dernier en tant que président du G20, Sarkozy avait assuré les dirigeants turcs que même s'il continuait à s'opposer à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, il ne prendrait pas les devants pour faire passer une loi sur la pénalisation du négationnisme des génocides. Or, cette dernière initiative avait toute l'imprimature du président. Le projet de loi avait été présenté auparavant au Parlement, sous le créneau gouvernemental. Les députés de l'UMP avaient été encouragés de voter pour cette loi par le président. Cette tension maintenant inévitable met en relief le paradoxe de la stratégie sarkozienne. Si l'objectif est d'encourager la Turquie à avoir un débat sain sur les événements de 1915 et de délibérer librement si génocide il y a eu, la meilleure approche aurait été de permettre à la Turquie d'avancer dans ses négociations d'adhésion à l'UE. C'est d'ailleurs grâce aux réformes démocratiques amorcées par ce processus que ces sujets sensibles et émotionnels ont commencé à être entretenues avec plus de maturité. Mais bloquer l'avancée d'Ankara vers une adhésion éventuelle et ensuite de promouvoir cette loi dont la constitutionnalité demeure à prouver ne va pas seulement servir à empoisonner le débat en Turquie, à léser les relations bilatérales d'une manière permanente mais mais plutôt à endommager gravement les intérêts réciproques de la France et de la Turquie dans une région en pleine effervescence.