Sinan Ulgen est un ancien diplomate turc, à la tête d'EDAM (Center for Economics and Foreign Policy Studies), un think-tank basé à Istanbul. Il nous livre son analyse des grands phénomènes que connaît la région depuis quelques mois. La Turquie a-t-elle vocation à devenir le gendarme de la région ? La tentation a été là, mais la Turquie a tiré la leçon de son approche trop ambitieuse en se plaçant au coeur de tous les conflits de la région. Les Balkans sont un exemple de succès, mais quand on regarde la Syrie par exemple, la Turquie n'a pas su tirer bénéfice de son implication. Aujourd'hui la configuration a changé : les relations avec la Syrie ou l'Iran sont devenues plus difficiles, voire conflictuelles. Le Printemps arabe a eu des impacts significatifs, qui ont modifié la donne de la dynamique régionale. «Il y a une impression en Turquie que même si on remplit tous les critères, l'Europe trouvera toujours une justification pour nous dire non.» Quelle est votre analyse concernant la zone euro ? J'ai la certitude que les Allemands vont faire le nécessaire et apporter la flexibilité qu'il faut. On va voir émerger une Europe à deux vitesses, un noyau dur qui va mener une politique budgétaire commune. D'autres pays comme la Grande Bretagne, la Suède, l'Irlande, l'Italie et la Grèce et d'autres pays graviteront dans la périphérie de ce noyau dur.Bien entendu, les conséquences seront importantes, pas seulement au niveau européen, mais également au niveau de la politique extérieure de l'Europe. La Turquie a basé son développement sur l'intégration européenne. L'adhésion est-elle toujours d'actualité ? La question de l'adhésion se pose toujours, même si les tractations sont pratiquement arrêtées. Ceci dit, ni du côté européen ni turc, il n'y a le désir d'y mettre fin au niveau officiel. Pour le moment, on fait semblant que cet objectif reste vivant, et cela sert des deux côtés. Le calcul d'Ankara serait de voir si on pourra résoudre le problème chypriote et d'attendre des changements dans la configuration politique en Europe, en particulier en France où les élections approchent, et dont les résultats en cas de changement devraient ouvrir de nouvelles opportunités pour la Turquie. Ce que nous voyons depuis quelques années, c'est la position d'un homme, Sarkozy, qui devient celle d'un pays, la France. En Allemagne la situation est différente, La chancelière Merkel se range derrière les décisions et les obligations européennes, en mettant ses convictions personnelles de côté. Qu'est-ce qui a changé ? Le désir n'est plus le même. Les sondages le montrent, de manière nette. En 2004, ils donnaient 74% contre 40% de Turcs pour cette adhésion. Ceci est dû à plusieurs choses. D'abord les Turcs sont frustrés. Il y a une impression en Turquie que même si on remplit tous les critères, l'Europe trouvera toujours une justification pour nous dire non. Avec le progrès économique en Turquie, ces dix dernières années, il y a une confiance dans notre futur. Du coup, moins de gens voient l'intérêt de s'arrimer à l'Europe. Quand en plus on rajoute l'impact attendu de la crise actuelle, l'image de l'Europe est beaucoup ternie. Le redéploiement de la Turquie vers le monde arabe en est-il une conséquence ? Il s'agit plutôt d'une normalisation. Nos relations avec le monde arabe étaient en deçà de notre héritage commun. Mais nos échanges sont toujours à 45% avec l'Europe, les investissements étrangers en Turquie sont à 85% d'origine européenne et il n'y a aucune volonté de revoir cette intégration économique. Le devoir des dirigeants turcs sera de consolider l'ancrage à l'Europe, même si on ne parle plus d'adhésion, tout en continuant à enraciner la Turquie dans son propre voisinage. « Le PJD turc a été un grand succès dont on peut s'inspirer.Il y aussi d'autres domaines comme celui de la politique commerciale ». Comment se prépare la Turquie à la crise qui secoue l'Europe ? Le rétrécissement des marchés traditionnels de la Turquie en Europe aura certainement des répercussions notables. La Turquie a besoin d'apporter du capital pour financer sa croissance. La crise jouera là-dessus également. C'est pourquoi d'ailleurs, les pronostics de croissance se situent à 3% … si la crise en Europe ne s'aggrave pas.La stratégie de diversification des investissements et des exportations a profité à la Turquie, mais n'est pas suffisante pour combler la part européenne. Le modèle turc est-il exportable ? Il faut déjà commencer par définir ce qu'on entend par modèle turc. Le modèle turc se compose de 5 caractéristiques : la réussite de la Turquie à gérer la montée en puissance de l'islam politique dans un système démocratique et séculaire ; la normalisation des relations civil-militaire ; la gouvernance de l'économie ; l'héritage institutionnel ou le poids de la bureaucratie et l'ancrage de la Turquie à l'Occident.Ces éléments forment les piliers du modèle turc. Il est très difficile de les transférer comme un bloc. Par contre, et c'est pourquoi on parle davantage de source d'inspiration que de modèle, il y a plusieurs sujets où l'expérience turque peut-être utile comme la fondation des partis politiques dans un système démocratique. Ici, comme au Maroc, il y a des partis à référence religieuse. Le PJD turc a été un grand succès dont on peut s'inspirer. Il y aussi d'autres domaines comme celui de la politique commerciale.J'essaie de promouvoir l'idée d'étendre l'union douanière entre la Turquie et l'Europe à l'ensemble des pays du pourtour méditerranéen. Je pense qu'il y a plusieurs éléments bénéfiques, dont le chiffrage n'a pas encore été établi. Le Processus de Barcelone ayant échoué, il faut trouver de nouvelles solutions qui aident les pays du Sud à acquérir une meilleure compétitivité au niveau global, plutôt que de consolider les parts de marché de l'Europe dans ces pays là.La multiplicité des accords et des normes multiplient les entraves à la circulation des biens, mais aussi à l'investissement. Etendre la même union douanière à tous les pays de la zone serait une simplification utile.Autre sujet, à la lumière des récents changements dans le monde arabe qui vont s'accompagner de pressions économiques énormes. Le risque est d'assister à une montée du populisme économique. Une coopération avec la Turquie dans ce domaine peut être fructueuse, puisque nous sommes passés par là, dans les années 90. Depuis les réformes engagées dans les années 2001, nous avons réussi à venir à bout du populisme économique, dans des circonstances très proches des économies actuelles du monde arabe, avec une population agricole importante et un degré d'informalité de l'économie important. Cela passe par la capacité de fonder des institutions de gouvernance, qui sont les piliers du nouveau système comme l'indépendance de la Banque centrale. La réforme de la politique agricole domestique, l'indépendance des instances de régulation ont permis de mettre fin aux dérives populistes en économie.Permettez-moi de parler de la politique de la construction de logements qui est un levier exceptionnel. Elle a permis aux classes moyennes et faibles de faire un bond social important. Le Maroc est d'ailleurs une exception dans la région. En Turquie, le savoir-faire dans ce domaine est un atout de l'AKP qui est reconnu et plébiscité à travers le monde, du Vénézuela à la Mongolie, en passant par plusieurs pays arabes.Au niveau opérationnel, il y a toute une panoplie de mesures pour aider les pays arabes dans leur développement démocratique. « J'essaie de promouvoir l'idée d'étendre l'union douanière entre la Turquie et l'Europe à l'ensemble des pays du pourtour méditerranéen ». Quid des programmes télé turcs ? Il y a environ 24 émissions et séries télévisées qui sont diffusées en arabe, sur tous les pays de la région. Contrairement à des chaînes comme France 24, les chaînes turques ne cherchent pas à promouvoir la culture turque dans la région. Ce sont des chaînes commerciales qui ont acquis une résonance régionale. Il ne s'est jamais agi d'un élément de l'Etat pour sa promotion. « Comme beaucoup de pays, la Turquie a besoind'un moment de réflexion, pour bien arrimer sa stratégie d'engagement avec les pays arabes ». En conclusion, si les sociétés arabes veulent se démocratiser, la Turquie met a disposition son expérience. Comme beaucoup de pays, la Turquie a besoin d'un moment de réflexion, pour bien arrimer sa stratégie d'engagement avec les pays arabes. Ce n'est pas la peine d'essayer de devancer les faits. Les sociétés arabes sont en train de réfléchir sur leur devenir. Il faut leur laisser le temps de cette réflexion. Les leaders trucs sont très populaires dans le monde arabe, mais ils doivent laisser le temps à une réflexion, pour trouver des moyens encore plus effectifs, pour une bonne coopération.