Le chef du gouvernement a promis « des signaux forts » aux Marocains, mais il semble qu'il n'est pas seul maître à bord du navire Maroc. Le roi demeurant l'ultime chef de l'Exécutif, Benkirane aura-t-il les moyens de ses ambitions ? « Ce que je peux promettre aux Marocains, c'est que je ne leur mentirai jamais, et des signaux forts seront lancés par le gouvernement dirigé par le PJD, dès les premiers jours ». C'est ce qu'avait déclaré Abdelilah Benkirane, au soir des résultats définitifs des législatives du 25 novembre. Plus d'un mois est passé depuis cette déclaration, et il n'y a toujours pas de gouvernement, toujours pas de « signaux forts ». Mais de quoi parle, Benkirane lorsqu'il promet aux Marocains des « signaux forts » ? Selon le politologue Mohammed Darif, il s'agit de « décisions qui, financièrement, ne coûteront pas grand chose au futur gouvernement, comme l'élargissement des libertés publiques ou encore la libération des détenus salafistes ». Justement, libérer les détenus salafistes entre-t-il dans le cadre des prérogatives du chef du gouvernement ? « Non, répond Darif, cela ne relève pas des compétences du nouveau gouvernement. Une telle décision est difficile à prendre ». Et d'ajouter : « Ces dossiers sensibles ont besoin d'une décision d'ordre politique et sécuritaire. Il y a un gouvernement, mais aussi un Etat qui cherche à maintenir l'ordre public ». Autrement dit, Benkirane ne peut libérer personne sans l'aval du roi, qui reste le premier responsable de l'appareil sécuritaire. Plusieurs observateurs commencent à se demander quel sera la marge de manœuvre réelle du cabinet Benkirane. Le politologue Youssef Belal se pose la même question. Pour lui, « le Palais se prépare sérieusement au gouvernement PJD. Preuve en est la série de nominations de nouveaux conseillers royaux. Nous sommes dans une configuration où il y aura peut-être une bipolarité dans la gestion du pays. Et tout est de savoir quel sera le degré d'autonomie de l'équipe Benkirane ». Une hiérarchisation plutôt qu'un partage Qui dit bipolarité, dit partage du pouvoir. Or, il n'y a pas de partage du pouvoir au sein de l'exécutif marocain. Selon Darif, il y a plutôt « une hiérarchisation du pouvoir au sein de l'exécutif. La nouvelle Constitution attribue au roi un rôle essentiel. La monarchie au Maroc n'est pas une chaise vide. Elle constitue le pivot du système. Et la nouvelle Constitution n'a fait que le préciser davantage », analyse-t-il. Autrement dit, si Benkirane est le PDG de l'entreprise Maroc, le roi en est le président du conseil d'administration, à l'image du conseil des ministres qu'il préside et qui donne au monarque le pouvoir de décision ultime. On est loin donc d'une sorte de cohabitation à la française, quand Lionel Jospin et Jacques Chirac se partageaient le pouvoir. Darif insiste, d'ailleurs, sur le fait que « la majorité des prérogatives du gouvernement devront être validées par le conseil des ministres, donc par le roi ». Pieds et poings liés, le nouveau chef de gouvernement devra démontrer tous ses talents de fin politicien, s'il souhaite aspirer un jour à jouir d'une véritable autonomie. En pleines tractations pour la formation du futur gouvernement, Abdelilah Benkirane aurait déjà goûté aux réserves du Palais. C'est ainsi que l'on a appris que le monarque n'aurait pas validé un certain nombre de ministres, et non des moindres. C'est le cas, dit-on, pour un certain Mustapha Ramid. Or, le roi a-t-il le droit de refuser un ministre avant même l'annonce du gouvernement ? Selon le constitutionnaliste Abderrahmane Benyahya, il n'en est pas question. Pour lui, « la nouvelle Constitution stipule clairement que le chef de gouvernement a le pouvoir de choisir tous ses ministres et de les proposer au roi. Ce n'est qu'après l'annonce du gouvernement que le roi peut utiliser son droit de veto », précise-t-il. Partie d'échecs Pourtant, le bras de fer a bel et bien commencé entre le chef du gouvernement et le Palais. Lors de la réunion du conseil national du parti, tenu jeudi dans les locaux du PJD, les membres dudit parti auraient catégoriquement refusé de céder au Palais. Dans une interview accordée au portail d'information Yabiladi, le président du Conseil national du PJD, Saadeddine El Othmani, déclare, sans détour, que «Mustapha Ramid sera bel et bien ministre de la Justice». A en croire El Othmani, l'échange engagé entre le roi et Benkirane à propos des ministrables Pjdistes aura finalement tourné en faveur de la formation lampiste, qui devrait conserver dix des 11 ministres préalablement prévus par la liste présentée une semaine auparavant au roi. Si le PJD est sorti indemne de ses négociations avec le Palais, cela ne semble pas être le cas de ses alliés de la majorité. Toujours selon El Othmani, « certains partis ont dû changer quelques noms », et de nouvelles propositions auraient été faites au roi, vendredi dernier. Ce processus aura été riche en enseignements, car si Benkirane a réussi à imposer ses propres ministres au roi, il n'a pas su rééditer l'exploit pour ses partenaires de la majorité. Négocier avec le Palais semble ressembler à une partie d'échecs, puisque dans ce jeu, le souverain joue rarement un rôle actif au début et au milieu du jeu ; mais, en somme, il finit souvent par jouer un rôle prépondérant.