Adberrahmane El Youssoufi vient de trouver un héritier politique. Ce militant émérite et opposant notoire a été condamné à mort par contumace avant de prêter serment auprès de feu Hassan II pour conduire la transition de l'entre-deux règnes, dans les meilleures conditions et sous tutelle de conseillers officiels et officieux appuyés par des ministres de « souveraineté » peu assujettis aux contraintes de l'organigramme gouvernemental. Ce système a broyé El Youssoufi et la nomination de Jettou à la tête du gouvernement en 2002, alors que l'USFP était arrivé en tête des suffrages, a été le point de départ de la lente agonie d'un parti qui veut aujourd'hui se reconstruire dans l'opposition pour oublier la lourde facture des compromis historiques et des compromissions du pouvoir. Abdelillah Benkirane, qui semble pourtant bien connaître ses classiques, s'apprête à emprunter le même chemin. Aussitôt nommé par Sa Majesté, cet homme disert nous décrit son entrevue avec le roi en dévoilant certains détails croustillants concernant l'audience, confirmant ainsi une rupture dans la communication de l'exécutif. Après la seconde audience, nous retrouvons un homme peu affable déclarant que « seul le roi dévoile le contenu des audiences qu'il accorde ». Quelqu'un a dû probablement remonter les bretelles du chef du gouvernement, et ce dernier a, semble-t-il, bien reçu le message. Le second signal de domestication du nouvel exécutif provient de la décision du chef du gouvernement de proposer des compétences, fussent-elles apolitiques, pour diriger certains départements ministériels. Si des technocrates émérites doivent pouvoir contribuer à la bonne marche d'un exécutif, le rôle d'un ministre est de traduire la volonté populaire dans son domaine de responsabilité, secondé par un cabinet et un département où l'on peut et où l'on doit trouver toutes les compétences nécessaires pour y parvenir. Au-delà de l'arrivée de technocrates au gouvernement, Benkirane n'a pas pu sensiblement réduire le nombre de portefeuilles ministériels et a dû conserver une architecture gouvernementale qui, par le passé, a peu brillé par son efficacité et sa coordination interne. Lourd dilemme Le PJD se retrouve aujourd'hui dans un rôle de pérennisation du modèle de gouvernance marocain, dans l'objectif de surmonter les bourrasques du Printemps arabe. Ce parti pense avoir l'occasion de démontrer qu'il est capable de conduire un changement profond dans la gestion des affaires de l'Etat. Mais, les marges de manœuvre dont il dispose fondent comme une banquise étouffée par l'effet de serre auquel sont soumises toutes les forces de liberté de notre pays, depuis l'indépendance. La suite de l'histoire du gouvernement Benkirane semble écrite. A une législature sans éclat devrait succéder l'humiliation par une technocratie pseudo-partisane préparant l'émergence d'une autre force pour canaliser la volonté populaire. Les dirigeants du PJD ne sont pas dupes et beaucoup surestiment leur capacité à se rebeller le moment venu pour revenir demander une majorité plus large à leurs électeurs. Accéder au pouvoir est un combat rude, mais s'y maintenir est une affaire complexe, jonchée de lentes compromissions capables de détruire les convictions les plus ancrées. L'histoire du Maroc frappe à la porte d'Abdelillah Benkirane. Saura-t-il tirer les leçons de son auguste prédécesseur qui, après de longue années de combat et une petite primature, fut torpillé par les siens ? Pourra-t-il se contenter du rôle ingrat de réceptacle sans pouvoir du mécontentement populaire ? Boira-t-il, jusqu'à la lie, la ciguë servie par la nébuleuse de différents lobbies défendant des intérêts non perceptibles par la population ou saura-t-il s'ériger, le moment venu, en garant de la démocratie et de la dignité d'un peuple qui lui a octroyé ses suffrages ? Cet homme est, d'ores et déjà, soumis à un lourd dilemme qui ne le quittera que lorsqu'il aura remis les clés du gouvernement. Nul ne sait aujourd'hui si ce sera avant ou après 2016. Mais, il semble de plus en plus évident que la consolidation de la démocratie marocaine pourrait amener Benkirane à craquer avant la fin de son mandat.