C'est un si beau livre que ce roman de l'Egyptien Bahaa Taher ! On pourrait dire qu'il vous empoigne tant on s'attache aux protagonistes d'Oasis du couchant (Gallimard 2011) tels que nous les fait découvrir la traduction de Simon Corthay et Charlotte Woillez. Il s'agit bel et bien d'un roman, c'est-à-dire d'une œuvre d'imagination mais bâtie à partir d'une information sûre, et même savante. Le vrai nom du gouverneur de Siwa au cours des dernières années du XIXe siècle est Mahmoud Azmi dont on sait fort peu de choses. Il devient, dans Oasis du couchant, Mahmoud Abd El Zaher, époux d'une irlandaise, Catherine, férue d'archéologie et versée en langues anciennes. Oasis du couchant a reçu le Prix International de la fiction arabe en 2008. On peine à croire qu'il y avait alors beaucoup de titres concurrents témoignant d'une telle maîtrise –elle est parfaite-et d'une telle sensibilité. Nous croyons aux tourments qui agitent Mahmoud Abd El Zaher, relégué par le Caire à Siwa dont la population, à l'époque, ne parlait pas l'arabe et apparaissait vouée à des querelles intestines sur fond de superstitions tenaces. Mais, comme toujours, dans les grandes fables empathiques, c'est parce qu'il respecte profondément les habitants de Siwa que Bahaa Taher passionne en racontant les querelles qui opposent les Issiwanes entre eux et aux autorités du Caire sous la coupe britannique tandis que l'impôt est levé, si nécessaire, sous la menace du canon. Siwa, cette oasis, dont l'empereur Alexandre Le Grand a foulé le sol jadis, vit encore dans la mémoire de l'antiquité. Tout le roman baigne ainsi dans une rumeur ancestrale en même temps que des conflits plus modernes se nouent. «Les habitants viennent de l'Ouest, nous est-il dit, et non de l'Est, ils sont de la tribu des Zenata, une tribu berbère du Maghreb, et ils parlent un dialecte berbère. Mais Siwa a fait partie de l'Egypte pharaonique, et on y adorait le dieu suprême, Amon». C'est tout ce passé et tout le présent, jusqu'à notre présent à nous, gens du XXIe siècle que Bahaa Taher suggère ou ranime, qu'il dresse un portrait saisissant de la jeune Malika voulant échapper à l'emprise délétère des mœurs de la tribu ou que nous soit transmise la sagesse de son oncle Cheikh Yahya, inconsolable du sort funeste réservé à sa nièce, l'intrigue d'Oasis du couchant traverse les siècles avec une surprenante vraisemblance, tant et si bien qu'on lit sans protester dans les pensées d'Alexandre le Grand avant de retrouver le fil des tensions conjugales que vivent le gouverneur Mahmoud et sa femme Catherine, tandis que Fiona, la sœur de celle-ci, les rejoint dans l'espoir de guérir au soleil de Siwa. L'Irlande et l'Egypte sont unies aussi dans Oasis du couchant par la détestation de l'occupant britannique. Mais Bahaa Taher raconte remarquablement de quelle façon les uns ou les autres s'en accommodent. Les sculptures que Malika brandit sous les yeux de Catherine dont elle voudrait tant devenir l'amie m'ont rappelé une nouvelle de Mohamed Leftah, l'auteur du Dernier combat du captain Ni'mat (La Différence, 2011). C'est qu'il y a aussi un captain dans Oasis du Couchant. Il s'appelle le captain Wasfi et dit au gouverneur Mahmoud : «Si cela ne tenait qu'à moi, l'histoire de l'Egypte ancienne et l'archéologie seraient enseignées aux élèves dès leur plus jeune âge…». Mohamed Leftah, quant à lui, écrivit La main périssable dans son recueil de nouvelles Récits du monde flottant. Il y salue le grand sculpteur égyptien du XXe siècle Mahmoud Mokhtar et son œuvre la plus célèbre, cette Nahdat Misr («la Renaissance de l'Egypte») où une paysanne élancée, sans voile ni hijab, anticipatrice d'un avenir dont rêvaient Mokhtar et l'élite de son époque, pose délicatement sa main, comme pour le réveiller d'un sommeil millénaire, sur le Sphinx de Gizeh.» C'est une même tension entre passé, présent et avenir que nous conte Bahaa Taher dans Oasis du couchant avec une émotion, une gravité et une subtilité parfaitement enchanteresses.