Le printemps arabe et sa déclinaison marocaine ont partagé la fraction dite “nihiliste" du camp démocratique marocain, celle qui a soutenu le 20 février, en un camaïeu de sensibilités qui vont du réformiste au révolutionnaire. Composé en grande partie de différents courants activistes aux causes diverses, n'ayant pas encore réussi à créer ou à investir un parti dans le programme duquel il se reconnaîtrait, et au travers duquel il se transformerait en force de proposition, le mouvement se divise aujourd'hui sur l'attitude à adopter face aux élections du 25 novembre. Ceux qui prônent le boycott se situent consciemment ou inconsciemment dans une perspective qu'on peut qualifier de “révolutionnaire". Les plus modérés parmi eux espèrent un miracle consistant en une répétition des événements du premier semestre 2011 qui leur donnerait une nouvelle chance d'arracher une Constitution consacrant enfin une véritable monarchie parlementaire. Je pense ici au PSU, parti modeste de par la taille de sa représentation parlementaire mais important de par son poids moral et qui a semble-t-il, choisi de se mettre au diapason des jeunes du 20' quitte à mettre en péril l'acquis électoral non négligeable qui est le sien du fait du bilan positif de beaucoup de ses élus nationaux et locaux. Les plus déterminés espèrent que dans le contexte bouillonnant du printemps arabe, un régime marocain en panne de vision stratégique, navigant à vue, voire à contre courant, et s'appuyant sur un gouvernement mal élu, s'effondre à la première crise sociale sérieuse. Cette fraction du mouvement est composée d'activistes, de militants d'Annahj mais aussi des troupes d'Al Adl dont on peut questionner l'attachement aux principes de la démocratie. Ce scénario de crise sociale et politique aiguë qui n'est pas improbable, est conforté par la stratégie actuelle de l'aile réactionnaire du régime. Aveuglée par les résultats du faux référendum constitutionnel/vrai plébiscite royal de Juillet, celle-ci tente, en pariant sur l'improbable G8 de reprendre d'une main ce qui a été “concédé" de l'autre et de sécuriser ses rentes et privilèges. Circonscriptions ou nombre de candidats éligibles par circonscription, taillés sur mesure, transferts des notable-champions locaux vers le RNI dans le cadre d'un “mercato" interne à la coalition, tout est minutieusement orchestré pour verrouiller le résultat sans se compromettre dans des pratique “Basristes" devenues in-envisageables. Le scrutin sera donc “clean". Les observateurs internationaux se répandront en congratulations sur sa transparence, le tout avec l'approbation cynique de chancelleries occidentales qui nous ont montré à l'occasion du référendum qu'elles étaient plus préoccupées de stabilité immédiate que de sincérité des processus démocratiques. De l'autre côté de la ligne de fracture qui parcourt le camp progressiste, il y a ceux qui pensent qu'après le bond du 20 février, nous sommes aujourd'hui devant un palier dont nul ne sait combien il durera et qui exige le retour à une action militante de longue haleine. Bien qu'ils ne se reconnaissent dans aucun projet de société ou aucun programme de gouvernement en particulier, ces indécrottables optimistes prônent la participation -ne serait-ce que par un vote blanc- parce qu'ils gardent la conviction qu'une réforme des institutions « par l'intérieur » reste possible. Pour eux aussi la démocratie est quelque chose qui ne s'octroie pas et que l'on doit arracher, mais ils savent qu'elle ne vient que rarement d'un seul coup. Evidemment, il ne s'agit absolument pas d'abandonner le rapport de force mais de le transposer vers l'exploitation des marges de manœuvre ouvertes par ce nouveau texte dont l'ambiguïté appelle interprétation et laisse précisément place à l'exercice de rapports de force. Le pari fait par ces réformistes est qu'après la salutaire secousse de ce Printemps, certains partis dits démocratiques et notamment ceux qui ont été le plus durement combattus par le pouvoir, auront le courage, s'ils arrivent aux affaires, de s'affirmer et d'exploiter ces marges de manœuvre. Précisons les termes du plus risqué de ce pari, celui qui consiste à voter pour le PJD en espérant que celui-ci formera avec l'Istiqlal, qui affiche la même aversion pour le PAM, une coalition certes conservatrice mais au moins cohérente. Le risque réside dans le caractère hétérogène d'un PJD à plusieurs facettes et dont la plus inquiétante s'est distinguée lors de son deal de dernière minute sur la liberté de conscience avec la partie obscurantiste du système makhzenien lors du marchandage constitutionnel. Le but de ce pari n'est pas de confier à ce parti les clés d'un pays qui reste d'ailleurs verrouillé, mais de lui permettre d'injecter un peu de testostérone à une coalition à laquelle, idéalement, les Istiqlaliens apporteraient expérience gouvernementale et compétences managériales. Une telle coalition, plus au diapason de la réalité conservatrice de la société marocaine et disposant d'une meilleure assise électorale, serait, en outre, mieux armée pour engager certaines des réformes rendues nécessaires par la détérioration de nos finances publiques. Si jamais le PJD accédait à la responsabilité gouvernementale, nous serions devant deux éventualités : - soit il contribuerait à imposer les institutions élues comme centre du pouvoir et traduirait leur responsabilité dans des avancées significatives de la démocratie et de la bonne gouvernance, et il aurait fait œuvre utile en imposant aux autres acteurs de d'élever à ce diapason - soit il faillirait en cela, et son expérience gouvernementale contribuerait à « désenchanter » et à démystifier le rêve d'un gouvernement « bon parce que à référentiel religieux ». Pari naïf et perdu d'avance disent les partisans du boycott, “pari-de-Pascal politique" et sans grand risque répondent les modérés qui estiment que même si cette expérience échoue, même si le PJD se “couche" comme le promettent ses détracteurs, il sera toujours temps de s'en remettre à la crise sociale aiguë dont certains parlent comme on parlait jadis du “grand soir". Il convient ici d'analyser les postulats posés par les partisans du boycott pour apprécier à leur lumière la validité d'un choix inverse: Il n'y aurait donc aucune alternative au boycott et à la rue. Outre qu'ils contiennent un grand nombre de procès d'intentions, ces postulats recèlent également leur lot de contradictions: - Si l'élection du 25 novembre ne présente aucune dose d'incertitude pour le Pouvoir, pourquoi se donne-t-il le mal de créer cette coalition “Frankenstein" qu'est le G8? - Si le PJD n'est lui aussi qu'un pantin à la solde du Makhzen pourquoi ce dernier a-t-il créé un PAM puis un G8 dont les ambitions déclarées ou implicites étaient et sont encore de contrer le PJD à tout prix? - Si la nouvelle constitution n'offre aucune marge de manoeuvre à l'exécutif quel risque y a-t-il alors à expérimenter au gouvernement un PJD qui sera de surcroît lié par les obligations d'une alliance avec tout ou partie de la Koutla? Il faut le reconnaître, le camp progressiste ne propose pas aujourd'hui d'analyse claire de la situation, ni de remise en cause de sa manière d'agir et de faire du politique. Il s'est recroquevillé dans une fixation sur le Palais illustrée par l'utilisation obsessionnelle de mots valises tels que « régime » et « makhzen ».Cette situation est aggravée par le fait que parmi les courants activistes qui le composent, certains des plus actifs médiatiquement défendent des causes tellement “exotiques"(dé-jeûneurs, républicains) ou traînent une image tellement peu réjouissante pour la majorité (“démocraties populaires" marxisantes ou pouvoir des autoproclamés vicaire de dieu qu'ils envoient à la majorité des marocains l'image d'une élite occidentalisée, absolutiste ou rétrograde et en tout cas très largement déconnectée de la masse. Inutile de dire que les ultra-conservateurs mais aussi l'appareil de propagande du pouvoir, se font un devoir d'amplifier et de déformer cette image pour discréditer l'ensemble des modernistes. La laïcité est ainsi caricaturée en athéisme militant, la défense des droits de la femme face à l'héritage, en islamophobie, la condamnation de l'homo-phobie est interprétée comme un encouragement à la dissolution des moeurs, quant au soutien à la place de la langue et de la culture amazigh, il est présenté comme une menace à l'unité et à l'identité de la Nation. Ces décalages, cette obsession et ces confusions ne font en fin de compte que contribuer au renforcement de la place du Palais dans la vie politique. Comment s'étonner alors, qu'une partie du peuple marocain abandonnée par ses élites et convaincue de l'absence d'enjeu de cette élection, choisisse de s'abstenir une nouvelle fois? Ce choix est d'autant plus compréhensible que rien dans la pratique quotidienne du pouvoir depuis le référendum et surtout pas le lamentable épisode du retrait de la loi de Finances, n'est venu à accréditer la thèse de la rupture promise par la nouvelle Constitution. Il est incontestable que le Maroc n'est pas un état de droit, qu'il est devenu extrêmement inégalitaire, qu'une partie substantielle de ses richesses est accaparée par une poignée de rentiers et d'oligarques et que la corruption politique et administrative y a été érigée en mode de gouvernance. Face à cette situation, le statu-quo proposé par le G8 avec la caution de l'USFP, est certes suicidaire, mais la stratégie du pourrissement prônée par les partisans du boycott ne l'est pas moins. En venir à considérer qu'il n'y a rien de bon, rien à sauvegarder dans le système, qu'il n'y a aucun regret à jeter le bébé avec l'eau du bain, me paraît incompatible avec le pragmatisme dont devrait faire preuve une gauche qui ambitionne de gouverner. J'aimerai citer la chercheuse Béatrice Hibou dans le cadre d'un papier récemment publié sur le mouvement du 20 Février, les mouvements sociaux: [...] il en va de même de la majorité des intellectuels, des Journalistes, des blogueurs et des manifestants, qui disent refuser cette relation au Makhzen et vouloir la remettre définitivement en cause mais qui, lui imputant toutes les faiblesses de la société marocaine, non seulement perpétuent une vision intentionnaliste et simpliste d'un pouvoir absolu où n'existe aucune marge de manœuvre, mais, ce faisant,s'empêchent de modifier les relations de pouvoir. Paradoxalement, Ils contribuent donc à la perpétuation de ce qu'ils condamnent. [...] ils rejettent les partis, quels qu'ils soient, et leur dénient, par avance, toute capacité de changement sans penser à se substituer à eux, ni même à se structurer et organiser des instances de représentation, de négociation et de médiation. Ils entendent mener une action avant tout politique mais expriment ces revendications en termes de slogans répétitifs et d'actions spectaculaires sans les articuler à une réflexion politique [....] sur les modes de gouvernement économiques et sociaux. L'une de leur seule position politique assumée est « Makhzen dégage »... Ce qui revient là encore à le mettre au cœur de leur vision politique. Ce refus d'entrer ouvertement dans le jeu politique, d'animer le débat de fond, de prendre parti et de s'engager sur des options claires reste la grande fragilité du mouvement social : les frustrations et le mécontentement sont certes bien relayés par la nébuleuse hétérogène que constitue le «20Février», mais les revendications restent éclatées, rudimentaires et souvent populistes, ne permettant pas de participer pleinement à la reconfiguration des relations de pouvoir. Pour conclure, j'aimerai réaffirmer ma conviction que « le véritable enjeu de ces élections n'est pas de choisir un projet de société mais bien de tenter d'imposer les institutions élues comme centre du pouvoir. » « L'honnêteté intellectuelle oblige à reconnaître que les partis conservateurs sont aujourd'hui mieux positionnés pour tenter de relever ce défi. Pour ma part, je leur donnerai ma voix, sans enthousiasme aucun, mais sans le moindre état d'âme.