Safy Boutella a signé une création inédite inspirée des titres emblématiques de Nass El Ghiwane pour le concert-événement de Mawazine. Le compositeur algérien et le groupe marocain ont cultivé leur différence dans l'amour du son. Un album immortalisant cette aventure humaine devrait sortir prochainement. Retour sur les temps forts de cette rencontre. Approcher Safy Boutella, compositeur algérien qui a bouleversé le raï et le son maghrébin par sa pensée singulière et ses mains d'artisan génial aux côtés des Nass El Ghiwane, Rollings Stones du Maroc, apparus dans les années 1970 au plus fort des troubles politiques, porteurs de culture depuis près de quarante ans, dépasse les limites d'une interview convenue : c'est un moment journalistique intense. Un moment de vie qui marque la rencontre du monstre sacré Boutella et de la légende vivante Nass El Ghiwane. 19h30. Un hôtel situé au cœur de Casablanca, où rendez-vous a été fixé avec Safy Boutella, qui doit rejoindre le groupe. On sait l'importance du football dans les pays du Sud. Ce soir, l'Olympic de Safi joue contre l'Olympique de Khouribga, nous rejoindrons Nass El Ghiwane absorbés par le spectacle du ballon rond, à l'issue du match. Débordant de charisme, Safy raconte la genèse du projet qui l'a conduit depuis octobre dernier à plusieurs reprises dans le royaume. «Je les connaissais depuis longtemps. Je les ai rencontrés en Algérie il y a de nombreuses années. Quand on m'a fait part de cette demande, j'ai immédiatement compris que c'était sérieux et très intéressant. J'ai commencé à travailler cinq de leurs chansons, qu'ils ont ensuite découvertes. Je me demande comment vont réagir les puristes.» Le festival Mawazine Rythmes du monde, qui s'est tenu du 20 au 28 mai 2011, fêtait l'anniversaire de sa 10e édition. Aucun nom n'est précisément cité pour l'heure, mais Mawazine a proposé au compositeur hors-pair qui a signé Kutché, premier album de Khaled qui l'a hissé au rang de roi du raï et Mejnoun, de poser sa veine musicale sur les plus célèbres titres ayant contribué à asseoir la notoriété du mythique groupe marocain. «Nous sentons que Safy a mis son cœur dans cette composition sans dénaturer nos chansons. » Omar Sayed Au final, quinze tubes emblématiques de Nass El Ghiwane, véritable patrimoine artistique comme Sinia, Mahemouni et Nahla Chama ont une nouvelle vie, sous les accords du magicien Safy : « C'est une création de taille. Les paroles de Nass El Ghiwane sont marquées de poésie. Elles disent le peuple, la terre, la simplicité. Ce qu'ils chantent s'exprime à travers leur façon d'être. Ils ont une vraie acuité, une tendance à relativiser. Ce sont des philosophes. Je les adore humainement», précise-t-il. 22h30. Arrivée à Hay Mohammadi. Après une demi-heure de route, à coups de son, signé par Safy qui a définitivement posé sa patte artistique sur les tubes légendaires de Nass El Ghiwane tels que Nahla Chama, Lebtana, Allah ya Moulana. «Ce projet, je l'ai interprété en accord avec leur musique. Ils chantent des mots tellement forts, de pures métaphores que j'ai retraduites de façon émotionnelle et non pas technique. C'est un langage de corde, de basse et de violon qui les sublime », lâche sans ambage le compositeur algérien. Le pouls battant de Hay Mohammadi L'adrénaline de ce célèbre quartier populaire accélère le rythme de chaque venelle sombre ou éclairée célébrant la vie et le peuple. Le groupe n'a en effet jamais quitté ce lieu où auteurs-interprètes et musiciens ont grandi ensemble. Nous entrons dans l'échoppe du couturier du coin, où nous accueille Rachid Batma, chanteur du groupe, entouré de plusieurs amis dans l'arrière-boutique. Comment décrire l'endroit, pourtant exigu, qui fait office de véritable musée de la formation ? Les photos vieillies, les posters jaunis tapissant les murs des cinq disciples à leur début, sont autant de stigmates de l'effet Nass El Ghiwane, après plus de quarante ans d'existence. L'un des hommes commente chaque affiche, liée à un souvenir de scène : «J'ai grandi avec eux. Nass El Ghiwane, on les a adoptés. Nass El Ghiwane, c'est une attitude. Je les ai dans le sang », conclut-il. Retour en voiture pour un trajet plus court que le précédent. Nous sommes en route vers la maison de Rachid Batma. Moins de dix minutes plus tard, nous arrivons à bon port. Le chanteur vit dans un quartier pavillonnaire, loin de l'agitation de Hay Mohammadi. « Ils sont marocains, je suis algérien. Nous nous parlons alors que nos deux pays en sont incapables. » Safy Boutella L'intérieur de l'endroit abrite un studio d'enregistrement, que l'on ne soupçonne pas, de l'extérieur, l'existence. Omar Sayed fait son entrée en toute simplicité. Le clan Nass El Ghiwane est à présent au complet. « Safy Boutella est un compositeur de grand talent, il a plus de 30 ans de métier. C'est quelqu'un de solide, il force l'admiration. Nous sentons qu'il a mis son cœur dans cette composition sans dénaturer nos chansons. Il est parvenu à en accentuer la teneur émotionnelle », explique Sayed. Une même famille Le studio est investi par de nouveaux venus. On sent l'esprit de famille qui entoure Nass El Ghiwane et le respect que ces musiciens se porte les uns envers les autres. Ils sont déjà rompus aux mises en scène de nombreux concerts ; pourtant, au-delà de la rencontre artistique, c'est la densité humaine qui prime : «Boutella est de ma génération. Je suis très heureux de l'avoir pour ami. J'ai toujours aimé ses musiques de films. Les artistes doivent se rencontrer, échanger pour se confronter à des styles différents. La musique et la culture sont aussi importantes pour nos peuples », souligne Omar Sayed. Comme lui, quelques minutes plus tard, de l'autre côté du studio, Safy Boutella confie au sujet de Nass El Ghiwane : «Je les aime, et je les respecte profondément. Ils ont le sens de la justice et de la générosité. J'ai traité ce projet avec un sens du sacré. C'est comme lorsque tu cuisines pour tes invités, tu as envie de leur faire plaisir. J'adore la musique marocaine, elle est tellement riche ! J'ai le sentiment que c'est la rencontre de belles âmes.» Il est plus d'une heure du matin et le compositeur algérien manifeste sa joie d'être là : « Ils sont restés dans le terroir. Moi, j'ai beaucoup voyagé, et je n'ai pas de maison de mon enfance à vous montrer. Ils ont quelqu'un autour d'eux, moi non. Tout à l'heure, il y a eu un arrivage de 30 personnes, on était huit à manger une pastilla, je me croyais en Colombie ! » Si Nass El Ghiwane et Safy Boutella s'entendent à remercier de concert Mawazine pour les avoir réunis, cette création est apparue au moment du Printemps arabe, et dans la zone Maghreb que certains rêvaient d'unir : « Ils sont marocains, je suis algérien. On a en commun le bien-être de nos jeunes. Ce geste artistique est symbolique, on est en train de faire quelque chose pour le Maghreb. Nous nous parlons alors que nos deux pays en sont incapables », se désole Safy Boutella. Emulation fertile, titres de fièvre, reste à envoyer l'album de cette création au prochain sommet de l'UpM (Union pour la Méditerranée), histoire que Sarko' écoute autre chose que Calogero et Chimène Badi…