Chaque nouveau roman de Boualem Sansal est un livre événement, telle une pierre angulaire sur l'édifice de son œuvre singulière. L'auteur algérien surprenait, à travers le propos bouleversant de son cinquième et précédent roman, Le Village de l'allemand ou le journal des frères Schiller (Gallimard, 2008). Rue Darwin est son nouveau roman. Déjà, l'intrigue liée à l'opus Le Village de l'Allemand ou le journal des frères Schiller, évoquait la découverte terrible de deux frères, de mère algérienne et de père allemand, qui ont grandi en banlieue parisienne, loin du village d'Aïn-Deb, en Algérie, où ont été égorgés leurs parents en 1994 par le GIA : leur père qui jouissait du titre prestigieux de moudjahid était un officier SS… Aujourd'hui, Sansal signe un nouveau roman, fresque familial, Rue Darwin, qui exhume un autre tabou, de l'histoire algérienne : l'argent illicite, issu de la prostitution sous la guerre d'Algérie. Et l'auteur n'a pas hésité à s'inspirer directement du destin de sa grand-mère, célèbre mère maquerelle de l'époque ! Sansal dépeint une saga familiale, inspirée de celle de sa fratrie et de son aïeule, chef de tribu. Morte mystérieusement en 1917 alors qu'elle habitait le palais de la reine Ranavella III, de Madagascar, dans lequel elle a reçu Ben Bella et Nasser peu après l'Indépendance, ce qui a fait d'elle une héroïne de la Révolution. Ce palais est, depuis, devenu la propriété de Bouteflika. Qui mieux que Sansal, apparu sur la scène littéraire en 1999, avec Le Serment des barbares, sonnant l'heure de la carrière d'écrivain de cet ex-ingénieur de formation, docteur en économie puis enseignant à l'université, pouvait écrire sur un sujet aussi brûlant ? Lui, qui a choisi la plume pour dire ses bleus à l'âme, son goût du paradis, celui de ses contemporains, dans une Algérie exsangue, à feu et à sang où la vie des brûleurs de route, des veufs, des ténébreux, des inconsolables a peu de prix. Sa plume, qui s'avère une véritable arme, même pour ses compatriotes, est pourtant trempée d'une vibrante humanité : L'Enfant fou de l'arbre creux, Dis-moi le paradis, Harraga, autant de romans, récompensés par de nombreux prix et succès. Suivent d'autres livres, d'autres cris de révolte : Poste restante : Alger, lettre de colère et d'espoir à mes compatriotes ; Journal intime et politique ; Algérie 40 ans après… récompensés par une pluie de prix. Aux frontières du réel En 2003, ses prises de positions critiques sur l'arabisation de l'enseignement et l'islamisation de son pays lui valent d'être limogé de son poste de haut fonctionnaire. Qu'à cela ne tienne ! Sansal sera désormais écrivain. Il s'attache depuis, à raconter son pays, en s'appuyant sur la réalité. Témoin, Le Village de l'Allemand ou le journal des frères Schiller. «L'histoire de cette œuvre est en fait le fruit d'un long cheminement. J'ai découvert ce village, qui existe réellement, il y a vingt-cinq ans de cela», précisait Sansal, poursuivant «Alors que je me promenais dans la région de Sétif en Algérie, pour des raisons professionnelles, je suis tombé tout à fait par hasard sur un village qui a attiré mon attention : il était très différent des autres, extrêmement bien tenu, propret. Puis j'ai pris un café dans le chef-lieu de Sétif, où j'ai fait part de ma découverte. On m'a ainsi appris que cet endroit s'appelait le village de l'Allemand, car un Allemand, ancien moudjahid, y vivait, il en était le chef et également un ex-officier SS qui avait participé aux camps d'extermination nazis. Bien que je n'étais pas encore écrivain, cette histoire n'a pas quitté ma mémoire. Il y a deux ans, à la fin de Harraga, j'y ai repensé en me disant que j'aimerais faire un roman autour de cet homme de la façon suivante : avait-il des enfants ? Comment réagiraient-ils s'ils découvraient que leur père avait participé à un tel génocide ? À la Shoah ? Quelle attitude adopter face à la question d'une révélation si effroyable ? » Alger, mon amour Autre personnage emblématique de l'auteur : Alger. « Alger restera toujours ma plus grande découverte, elle incarnait un rêve fabuleux : elle était belle à souhait, désordonnée, cinquante ans après je ne peux pas m'empêcher d'y repenser. Pour le rural que j'étais, toute ville pouvait évidemment être très belle, mais Alger était d'une beauté incomparable, débordante de charmes, gâtée. J'étais en admiration face à ses bâtiments de type haussmannien, la richesse de son architecture, son urbanisme cafouilleux, tantôt européen, tantôt arabe, et sa médina qui m'étourdissait. Je sortais du cercle étroit de mon village pour m'ouvrir à une incroyable richesse et à une diversité humaine ! C'était en 1954-1955, sous l'Algérie française, les Algériens et les pieds-noirs étaient semblables, ils appartenaient à la même famille : leurs comportements étaient identiques, leurs façons de se vêtir aussi. Je trouvais un nouveau paradis». Sansal a, de plus, été couronné à la Foire du livre de Francfort par le Prix de la Paix des libraires allemands. Créé en 1950, ce prix est une distinction internationale prestigieuse décernée chaque année à une personnalité qui «par son activité littéraire, scientifique et artistique, a servi de manière significative la progression des idées pacifistes.»