Elles étaient 250 au milieu des années 80, moins d'une centaine début 2000 et 35 depuis le 30 juillet. Elles, ce sont ces salles de cinéma condamnées à mort, les unes après les autres, dans un pays dit « de cinéphilie ». La destruction du cinéma Rex à Fès samedi dernier et celle programmée de l'Opéra à Casablanca remettent la question sur le tapis. Vox, Shéhérazade, Lynx, Lutetia, Mauritania, Kawakib, Verdun, Liberté, Opéra, Mamounia, Ritz, Rif ou encore ABC… la liste des mis à mort est longue et a certainement déjà interpellé les Casablancais et ou les fins connaisseurs du septième art. Le cinéma ABC peut être considéré comme un rescapé, comme l'explique son directeur, Hassan Belkady : «j'ai laissé une belle demoiselle et à mon retour de l'étranger, j'ai retrouvé une femme ridée qui a vieilli trop vite. Le destin m'a interpellé après 25 ans d'absence et j'ai décidé, en 1998, d'intervenir par une opération d'assainissement». Pour mener à bien cette initiative personnelle, Belkady, chirurgien-dentiste de profession, cinéaste de passion et héritier de l'ABC, emploie les grands moyens pour obtenir des crédits dédiés à la restauration de son cinéma. Une première phase de travaux en 1999, a équipé la salle en techniques de son et d'image modernes – ce qui a fait d'elle le premier cinéma de la mégapole à se doter du système multimédia Dolby Digital et d'enfin réouvrir ses portes au public. Fès est désormais orpheline du septième art, après la destruction du cinéma Rex, le seul encore en fonction dans la capitale spirituelle. La seconde phase viendra presque dix ans plus tard et « a donné un nouveau souffle » à la vie du cinéma, en lui permettant d'abriter le premier Festival du film coréen, ainsi qu'une rétrospective en hommage au réalisateur et acteur français Jacques Tati, en plus des avant-premières de films pour lesquelles Hassan Belkady confie ses locaux gratuitement, sans oublier les partenariats avec l'Institut français de la ville pour la projection de films français les dimanches et lundis soirs. L'ABC n'est qu'une exception parmi les salles miraculées qui regagnent difficilement leur renommée, comme en témoignent les autres salles rachetées par Hassan Belkady (Mamounia, Ritz et Rif). Le reste des salles est condamné à la fermeture… Le cinéma Shéhérazade, sis Garage Allal, est ainsi oublié de tous depuis des années, bien qu'il ait été un lieu de rencontre rituelle des cinéphiles casablancais et surtout, le premier cinéma construit par une femme en 1958, Hajja Oum Keltoum Ben Ammar, la mère de Belkady, qui se souvient que « le cinéma donnait une belle atmosphère au quotidien des gens. C'était un rituel pour lequel il fallait se faire beau et aller en famille regarder un film; ma mère nous y emmenait en costume-cravate ». Or, « si l'Etat ne réalise pas que le cinéma est en détresse », ajoute le directeur de l'ABC, « ce sera la mort annoncée du septième art au Maroc. Nous, professionnels du domaine, avons connu les coups durs, comme l'apparition de la VHS, des paraboles, du DVD et aujourd'hui du passage au numérique prévu en 2012. Ce dernier moment sera précisément le témoin d'une prise de conscience de l'Etat qui réalisera combien le secteur a besoin d'une intervention urgente, ou alors, il mettra définitivement fin à la vie des cinémas de quartier ». En comparaison avec les années 1980 pendant lesquelles « il y avait 5 millions de spectateurs pour 20 millions d'habitants, on en compte aujourd'hui 2 millions sur une population de 32 millions », constate Sofiane Benkhassala, trésorier général de l'association Save Cinemas In Morocco. « Les recettes enregistrées par l'ensemble du parc cinématographique national s'estimaient entre 100 et 120 millions de dirhams » ajoute Nessrine Nabzar, chargée de communication de l'association, « c'est malheureux que nous n'ayons pas d'appui sur le plan national. Nos actions sont financées par nos propres moyens et par les goodies de l'association comme les t-shirts » regrette-t-elle. « Nous recommandons le contrôle des téléchargements illégaux par les sociétés de télécommunications qui peuvent s'ériger en gendarme d'Internet, comme cela est pratiqué en Europe. Il y a aussi le contrôle à l'import de CD vierges, qui peut être une opération simple par l'octroi d'une autorisation d'importation à des commerçants sérieux et contrôlables » avance la jeune femme. En attendant, la dernière exécution date du 30 juillet dernier, à Fès. La ville qui a abrité la première projection cinématographique au Maroc au XIXe siècle se retrouve désormais orpheline du septième art, après la destruction du cinéma Rex, dernier vestige en fonction dans la capitale spirituelle. « A qui le tour ? », se demande Nessrine Nabzar. Le tour serait au cinéma Opéra de Casablanca qui sera bientôt détruit au profit d'une nouvelle route…