Najib Miqati, l'horloger de Beyrouth, a une charge plus difficile, celle d'éviter que l'aiguille qui tourne dans la montre de Damas et Téhéran, ne décapite encore plus de têtes au Liban. Le nouveau gouvernement libanais a été nommé aussi – surtout – pour répondre à un contexte régional en ébullition. On a vu la main de Damas et de Téhéran derrière la chute du gouvernement précédent et l'arrivée au pouvoir d'un cabinet aux ordres du Hezbollah. Il y a de cela dans ce changement et il y a aussi autre chose, de plus ancien et de plus profond, qui concerne le Liban, et le Liban seul. En 2005, on a parlé du « Printemps de Beyrouth ». Le pays des cèdres s'était, semble-t-il, levé en masse, transcendant ses communautés et ses règlements de comptes, pour protester contre l'assassinat de Rafic Hariri. Autour de la colère unanime, un mouvement politique se cristallisa et acquit des résultats tangibles – le retrait des troupes syriennes qui stationnaient au Liban depuis plus d'une dizaine d'années, n'en était pas le moindre. Bref, la situation dans le pays tranchait avec la morosité régionale et c'était avec les révolutions ukrainienne et géorgienne qu'on la comparaît. Ironiquement, aujourd'hui que les régimes dictatoriaux arabes s'effondrent les uns derrière les autres, le Liban lui, semble vivre un hiver des libertés, qui ne présage rien de bon. On dira : c'est pas de chance. Sauf que ce n'est pas la première fois que le Liban joue à la balançoire avec ses voisins, un coup en haut quand la région s'enfonce, un coup par terre quand le Moyen-Orient se relève. Deux exemples : dans les années 1950, quand des régimes militaires s'installaient au Caire, à Damas et bientôt à Bagdad, le Liban sablait le champagne et s'autoproclamait « Suisse du Moyen-Orient », où il fait bon mettre son argent au chaud et skier dans la fraîcheur ; en 1975, quand un timide vent de réforme souffla sur Damas et Le Caire, qui vivaient leur infitah, le Liban s'enfonça dans une guerre civile interminable. Comme si une symétrie jouait dans la géométrie compliquée du Moyen-Orient, une symétrie axiale passant par la frontière entre le Liban et ses voisins arabes. Le rêve de Rafic Hariri dans les années 90, était de refaire du Liban le « passager clandestin » de la catastrophe économique et sociale de la région. Les racines historiques de ce balancement sont anciennes. A partir du XVIIe siècle, l'Europe en progression fit de la façade maritime de la Syrie une porte d'entrée dans le vaste marché ottoman. Les futurs citoyens libanais s'inventèrent, pour les plus entreprenants d'entre eux, une fonction régionale, celle d'intermédiaire. L'image du Libanais marchand, polyglotte, débrouillard, roublard à l'occasion, ne date pas des antiques Phéniciens, comme voulurent nous le faire croire les idéologues du « miracle libanais » des années 1950 – Michel Chiha, surtout. Il date de ces siècles qui préludèrent à la colonisation. Cette fonction régionale d'intermédiation, l'ère des indépendances ne l'interrompit pas, comme on aurait pu le craindre. Car les politiques économique, culturelle et politique du Baas en Irak et en Syrie, de Nasser en Egypte, ramenèrent le Moyen-Orient à la fermeture. Les bourgeoisies locales, les intellectuels libéraux, les patrons de presse se réfugièrent à Beyrouth. Et l'intermédiation se poursuivit, non plus entre l'Europe et l'Empire ottoman, mais entre l'Occident plus généralement et un Moyen-Orient prosoviétique. Le Liban se lança franchement dans une politique du « free riding », passager clandestin vivant du malheur de la région. Aussi, logiquement, quand Sadate et Assad, en 1970, chacun à sa manière, décidèrent de reprendre contact avec l'Occident, le « free riding » de Beyrouth s'essouffla. Le rêve de Rafic Hariri, dans les années 1990, était de reprendre cette fonction, de refaire du Liban le « passager clandestin » de la catastrophe économique et sociale de la région. Mais quelque part, c'était déjà trop tard. Le Moyen-Orient n'a plus besoin de ce Liban-là. Le « miqati », dans ce pays où chacun vit à l'heure de sa foi, devait indiquer le fajr pour le musulman et les matines pour le chrétien. Najib Miqati, l'horloger de Beyrouth, a une charge plus difficile : accorder les heures d'un pays traversé par plusieurs fuseaux horaires, et éviter que l'aiguille qui tourne dans la montre de Damas et Téhéran, ne décapite encore plus de têtes au Liban. Quant à la nouvelle fonction régionale du pays des cèdres, parions que ni Hassan Nasrallah, ni Michel Aoun ne sont aujourd'hui capables de l'inventer.