Les onze ouvrages précédents de Fatéma Hal, depuis les Saveurs et les gestes (Stock, 1995) jusqu'à Cuisine du Maroc (Hachette pratique, 2011) ont fait de cette restauratrice à la cuisine roborative, une autorité reconnue dans un domaine où aucune des dadas et cuisinières qui (lui) «ont ouvert leur porte avec tellement de générosité», ne saurait accumuler autant qu'elle les noms de convives prestigieux. A moins que, plus sûrement, ce ne soient leurs noms à elles qui demeurent cachées à ceux qui, grâce à tous ces cordons bleus anonymes, se sont léché les babines, femmes et hommes, illustres ou non, mais certainement rassasiés. La gourmandise est sans doute la clé pour comprendre la nature anxieuse, égotiste et généreuse de Fatéma Hal. Fille des frontières (aux éditions Philppe Rey) est un ouvrage tonique et sympathique, si l'on fait l'impasse sur les premières pages alourdies par le récit complaisant d'une crise d'angoisse au prétexte que la pastilla préparée pour le Président François Mitterrand l'aurait… tué ! A la page 21, grand soulagement : «Jack Lang est très content. (…) Le Président a beaucoup apprécié ta pastilla aux pigeons». Ce n'est pas cela qui retient dans la Fille des frontières, mais, au-delà de la passion que Fatéma Hal éprouve à mettre en valeur ses talents et ses vertus, une franchise dans l'autoportrait ainsi qu'une véritable capacité d'attention à la singularité d'autrui. Ce récit d'auto-émancipation féminine, ce portrait de fille, d'épouse, d'amante, de mère, est aussi l'occasion d'une immersion dans l'Oriental où naquit Fatéma et d'une promenade dans la société parisienne, après la banlieue et l'Université de Vincennes, décrite avec humour et gratitude. A nouveau donc, le récit d'un «french dream», pour reprendre le titre du roman de Mohamed Hmoudane mais plus carrément, chez Fatéma Hal, du côté de la gagne. Oujda est, on l'a dit, le point de départ, et l'on aime dans Fille des frontières, le portrait de Mansouria, grandie auprès de petits bourgeois algériens réfugiés dans la capitale de l'Oriental et qui, devenue veuve et en charge de cinq enfants, a donné à Fatéma l'exemple d'une lutteuse. un des mérites de Fille des frontières est de nous faire découvrir une multitude de destins de femmes, palpitants ou tragiques. La lucidité de Fatéma Hal ne s'interdit jamais la compassion et on lit avec le plus vif intérêt ce qu'elle a retenu des entretiens qu'elle eut avec des prostituées maghrébines en France, dans le cadre d'un travail universitaire, ou encore le récit de la création d'une association formant les femmes immigrées à l'art culinaire. Fatéma Hal qui vécut mai 68… en 1975 est restée, au-delà du succès rencontré par son restaurant parisien Le Mansouria, une femme attachée à dire ce qu'elle pense et à penser ce qu'elle dit. Son parcours de vie lui a parfois donné le sentiment d'être un mirage ! On aime sa ténacité, son éloge des femmes qui savent faire que «la pâte entre (leurs) mains prenne corps comme s'il s'agissait d'un enfant», son récit d'une fugue à Oran et la façon dont elle a prouvé que nul ne devait régir sa vie à sa place. Tout cela ne fait pas de Fille des frontières un beau livre, parce que Fatéma Hal n'a pas le talent d'un écrivain, mais il n'empêche que ce récit est franc et vigoureux. Fatéma Hal fournit un bel exemple d'auto-émancipation intellectuelle aussi bien qu'économique, le tout sur un horizon de gourmandise qui ne gâche rien. Comme j'aime beaucoup Oujda, je recopie avec plaisir ces lignes de Fille des frontières : «J'ai fait le tour du monde, mais je n'aime rien tant que de retourner dans ma ville natale. Oujda a beaucoup changé, et mes petits-enfants ne peuvent plus comme moi s'amuser à compter les nids-de-poule de la chaussée ! Les projets se multiplient dans la région, les habitants retrouvent foi en l'avenir.» Au fond, Fatéma Hal est une joueuse de percussions qui fait clairement résonner des souvenances, des saveurs, des luttes, des connivences – au meilleur sens du terme – et illustre ainsi l'espoir tenace de devenir ce qu'on est. Raison de regretter que Fille des frontières se trouve vendu au Maroc à 238 dirhams. Un ouvrage que ne pourront pas s'offrir beaucoup de celles qu'une telle lecture inspirerait. de l'inconvénient de publier à l'étranger… Aucun article en relation !