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En lisant trois poètes syriens dont la joie n'est pas le métier
Publié dans Le Soir Echos le 03 - 05 - 2011

Pourquoi des poètes en ces temps de détresse ? » La question qui brûla le coeur d'Hölderlin, comment ne nous viendrait-elle pas à l'esprit au moment où une répression meurtrière s'abat en Syrie sur les manifestants qui réclament la démocratie. Qui pourrait songer à placer la poésie hors d'atteinte lorsqu'on tire sur la foule ? Est-ce le moment de relire Adonis et ses Chants de Myhyar le Damascène, publiés en 1961 et traduits en 1983 par Anne Wade Minkowski aux éditions Sindbad dans un volume qui s'ouvrait sur une adresse exaltée du poète français Guillevic : «Adonis,/ Si j'étais Dieu, / je t'assoirais à ma droite, / Je te donnerais pouvoir/ Et je te regarderais/ Faire naître et régir».
Cet élan éxagératif ne me dissuada pas, à l'époque, de découvrir ces Chants, et voici que je les relis tandis qu'Adonis, ce poète libanais d'origine syrienne, qui vit à Paris depuis des dizaines d'années, frémit d'horreur et de tristesse aux tragiques nouvelles nous parvenant de Syrie.
Est-ce son poème Vision qu'Adonis relit aujourd'hui ? Alors, écoutons-le : « Entre les pages des livres serviles / dans la coupole jaune / je vois une ville transpercée qui s'envole / Je vois des murs de soie / et une étoile assassinée / flottant dans une aiguière verte / Je vois une effigie de larmes / de fragments de céramique / et des prosternations devant le prince».
Mais ce ne sont pas des étoiles qui sont assassinées quand l'armée syrienne ouvre le feu sur des civils.
De quel recours serait le poème Paysage/Rêve : «Comme si l'Histoire se lavait dans mes yeux/ et que les jours me tombaient dans les mains / tombaient comme des fruits», tandis que d'innocentes victimes tombent par centaines ?
Est-ce toujours Mihyar le Damascène qui dit, un demi-siècle plus tard : «J'attaque, je déracine, je passe, je défie. Là où je suis passé tombent les cataractes d'un autre monde. Là où je passe est la mort, la voie sans issue» ? Et il conclue : «Je demeurerai ainsi – enclos par moi-même».
De la poétesse Maram al Masri, on peut aussi lire Je te regarde traduit par François-Michel Durazzo aux éditions al Manar, en 2007, en collaboration avec cette auteure dont le poète Lionel Ray saluait « le tracé net et délié de l'émoi ». Mais aujourd'hui comment relire ceci : «Un coeur mille fois percé / par les balles / de sa désillusion » tandis que sifflent dans le pays de cette poétesse née à Lattaquié, des balles qui ne sont pas des images traversant le flux d'une écriture ?
Le poète libanais de langue française Salah Stétié, – qui fut ambassadeur de son pays au Maroc – a écrit de Maram al Masri que, selon celle-ci, «il n'y a que l'amour qui vaille d'être vécu, et l'amour est en train de partir, de s'en aller, de mettre son pardessus pour nous tourner le dos».
S'il n'y avait que l'amour qui vaille d'être vécu, est-ce que la liberté pourrait tranquillement mettre son pardessus avant de nous tourner le dos, que la poésie nous émeuve ou pas, qu'elle nous soutienne de son chant ou nous ébranle de son aveu d'impuissance ?
Or il est un poète syrien, Mohamed Al Maghout, remarquablement traduit par Abdellatif Laâbi, qui a défié la supposée impuissance de la poésie en unissant ses poèmes à la liberté, envers et contre « les balles de la désillusion» intime ou collective. Le recueil d'Al Maghout paru dans la collection Orphée aux éditions de la Différence, en 1992, s'intitule La joie n'est pas mon métier. C'est un livre de résistant à l'oppression, à la vilénie, à la dislocation des raisons et des causes.
Plutôt que de distiller quelque amertume légitime, Mohamed Al Maghout dresse ses poèmes tels des barricades miraculeuses fermant le passage à la démission intérieure : «O siècle, insecte vil / toi qui m'a fait miroiter un ventilateur en guise de tempête / des allumettes en guise de volcans / je ne te pardonnerai jamais / je retournerai à mon village, à pied s'il le faut / et je propagerai dès mon arrivée des rumeurs sur ton compte». Abdellatif Laâbi affirmait dans sa préface à La joie n'est pas mon métier que, pour Al Maghout, «l'écrasement de l'humain, le triomphe du mal, remontent à une malformation du monde qui n'est pas sans rappeler l'idée de péché originel». Mohamed Al Maghout nous prouve cependant pourquoi il faut des poètes en ces temps de détresse. Cette grande voix syrienne continue de retentir, loyale, en tous ceux qui ont lu La joie n'est pas mon métier. le poète s'élève contre l'avilissement en des termes intranquilles. Avec Al Maghout, la liberté la plus concrète, et pas moins intime que collective, constitue l'horizon atteint dans l'honneur d'écrire.


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