C'est un révolutionnaire à l'image de Che Guevara, sauf que lui n'a pas de couleur politique. Le flambeau d'Abdeljalil Cherkaoui porte une seule étiquette : l'Homme ! Et pour, le hisser le plus haut possible, il se dit prêt à «secouer le cocotier». «Je suis un agitateur !», lâche-t-il sans aucune hésitation. Un petit sourire s'esquisse sur le visage de ce cinquantenaire en costume gris. Originaire de Boujaâd, ce père de trois enfants est bien connu pour être un homme strict, pour qui l'humanitaire prime sur tout et sans équivoque. Actuellement sous-directeur chargé de l'action sociale à l'Entraide nationale, le fonctionnaire ayant accompli trente ans au service de la Fonction publique mène un combat. Nourri de ses convictions, ce dernier ne pouvait trouver de terrain plus propice que celui des associations. «J'ai opté pour l'associatif depuis très longtemps, car c'est dans l'action sociale que je me retrouve le plus», confie-t-il, assis dans son bureau. Abdeljalil Cherkaoui s'intéresse de très près à cette «économie souterraine» que tout le monde appelle communément : l'informel. «Je trouve qu'il y a beaucoup de dignité dans l'informel. C'est un secteur où il y a de la richesse bâtie par des gens qui ont pu développer un savoir faire extraordinaire. Ils n'ont jamais été ni dans les grandes écoles ni dans les universités, ce sont des analphabètes sans lesquels je ne sais pas ce qu'aurait pu devenir le Maroc», confie-t-il, en agitant ses bras. Plus fort que lui, ce sont ses tripes qui font bouger ses lèvres, Abdeljalil Cherkaoui dépose sans préavis sa casquette de sous-directeur, pour se coiffer de celle du militant associatif. Entre les deux, il jongle souvent car, au fond, les deux sont liées. Dans la Fonction publique, il s'est toujours frotté au milieu des coopératives, des petits artisans et des très petites entreprises. D'abord au ministère des Affaires sociales et entraide nationale de 1978 à 1985, puis au département de l'Artisanat jusqu'en 1993 et enfin à l'Entraide nationale où il exerce sa fonction depuis quatre ans. Toujours en charge du développement de l'action sociale, il décide désormais d'en faire une cause, celle de sa vie. En fait, les racines de son engagement, il les puise d'un peu plus loin, dans son passé. Il n'est pas habitué à en parler, alors il creuse sa mémoire quelques minutes avant de lancer : «Je proviens d'un milieu modeste où j'ai appris, grâce à mon père, que donner aux autres passe, parfois, avant la famille. A l'époque, je ne comprenais pas mon père et je lui reprochais souvent son absence de la maison le week-end». L'adolescent, issu d'une famille de commerçants et de transporteurs, avoue devoir énormément à son père : «Lorsqu'il a été élu à la municipalité de Meknès en 1976, je l'accompagnais pour assister à ses réunions. J'en suis sorti avec une leçon : si la collectivité est bien rangée, on peut facilement développer le niveau local». Une leçon gravée à jamais dans la mémoire d'Abeljalil Cherkaoui qui, diplôme d'ingénieur en nutrition en poche, décide de tracer son chemin dans et pour le «local». Sa recette s'appelle «économie sociale et solidaire». Concept novateur au Maroc, il se présente comme une véritable clé du développement humain durable. Et sa locomotive est déjà sur les rails grâce au premier Réseau marocain de l'économie sociale et solidaire (RMESS) dont le fondateur ne pouvait être qu'Abdeljalil Cherkaoui. Son assiduité aux forums sociaux mondiaux a fini par l'embarquer dans l'aventure altermondialiste. «Au forum social de Porto Alegre au Brésil, en 2005, je représentais une trentaine d'associations. Mais, j'ai constaté qu'au Réseau intercontinental de promotion de l'économie sociale solidaire(RIPESS) réunissant pourtant 135 pays des cinq continents, le Maroc n'avait pas de place. Aucun pays d'Afrique du nord n'y était représenté», raconte Abdeljalil Cherkaoui. Un constat doublé d'une volonté. Il ne fallait pas plus pour que ce militant prenne l'initiative de réunir une trentaine d'ONG et intégrer le RIPESS avant de signer en février 2006 la naissance d'un mouvement altermondialiste officiel marocain : le RMESS. «Beaucoup ne connaissent pas encore ce qu'est véritablement l'économie sociale et solidaire. Chacun lui donne une définition, mais il n'y en a qu'une seule : n'engager aucun projet sans penser aux populations qui n'en profiteront pas pour leur trouver des alternatives durables. L'homme doit rester au centre des préoccupations et non le capital financier», explique-t-il. Et de préciser que le concept ne s'érige pas contre le capitalisme, il rappelle seulement que l'homme a des droits, à commencer par son autonomie économique. «Par exemple, pour l'autoroute Casablanca/Marrakech, on aurait dû trouver solution aux habitants de Benguérir. Plusieurs d'entre eux vivaient de petits commerces qui se sont vidés après l'ouverture de cet axe routier», remarque-t-il. Des exemples, il y en a une multitude qui, au nom du prestige, on sacrifié le bonheur humain. La grogne du militant prend le dessus : «C'est malheureux ! Si on arrivait à organiser les petits métiers et ces entrepreneurs non déclarés, on aurait pu éviter les exodes ruraux. La rétention de la population peut se faire autour d'activités économiques et jouer un rôle déterminant dans l'aménagement du territoire». Une logique toute simple à l'évidence, difficile, pourtant, à concrétiser. Les mentalités sont réputées pour avoir la peau dure. Face au RMESS, c'est un défi colossal qui se dresse. «Avec le temps, le changement est possible, mais il faut le construire. Le ministère de l'Economie sociale démontre une grande volonté», se rassure Abdeljalil Cherkaoui. Réunissant, aujourd'hui, une vingtaine d'associations toutes auditées par un expert, le RMESS met en place une révolution qui pourra transformer les coopératives locales en corporations économiques de renommée mondiale. «Saviez-vous que la célèbre marque Fagor est née d'une coopérative espagnole ? Alors pourquoi est-ce qu'à Taznaght, la population vit toujours dans la misère, tandis que ses tapis, qui font le tour du monde, sont vendus à des prix énormes ?». L'économie sociale et solidaire se légitime, elle devient même une urgence. «L'Amérique Latine a réussi à oublier une bonne partie de ses peines causées notamment par des dictateurs comme Pinochet grâce à l'économie sociale solidaire, dont l'un des moteurs reste le commerce équitable», martèle le fondateur du RMESS. Pour ce dernier, un objectif se dessine : éclairer les gens (décideurs, coopératives, associations, administrations…) sur l'art et la manière d'«entreprendre autrement». Vulgarisation du concept, sensibilisation des acteurs, réalisation de projets pilotes… Après avoir établi une feuille de route, les étapes du RMESS se construisent une après l'autre soutenues par des bailleurs de fonds étrangers, dont le RIPESS, Oxfam Québec et Intermon Oxfam. «La sensibilisation a touché plus de 400 coopératives», se réjouit Abdeljalil Cherkaoui. Certes, des épines il y en a : «Plusieurs coopératives ont été victimes d'escroquerie. Ce secteur a besoin de retrouver confiance avant de s'engager dans de gros projets». Au RMESS, on veut offrir l'expertise et l'appui technique nécessaires pour bâtir un développement durable et instaurer les piliers du commerce équitable. «Nous mettrons, bientôt, en place quatre pôles à Agadir, Larache, Khénifra et Oujda. Chacun disposera d'une feuille de route et d'un portefeuille sans oublier une charte de valeurs où le respect de la démocratie et de transparence dicte toute conduite». En fait, c'est un label de développement que le RMESS est en train de construire. «L'Etat devra jouer son rôle en légiférant. Des normes de traçabilité et de contrôle du commerce équitable doivent être élaborées», souligne Abdeljalil Cherkaoui. Et d'appeler les secteurs de l'Agriculture, l'Office marocain de propriété intellectuelle et commerciale (OMPIC), entre autres, à apporter leur eau au moulin du RMESS. Le combat est engagé, il ne reste plus qu'à le poursuivre. L'aventure d'Abdeljalil Cherkaoui ne fait que commencer.