«Lyautey a érigé en dogme le principe de la séparation», écrit Daniel Guérin, en février 1953, après avoir parcouru Casablanca. «Véritable racisme : chacun chez soi, chacun à sa place. Les deux mondes vivent à une distance respectable l'un de l'autre et s'ignorent». Dans une directive du 18 novembre 1920, Lyautey, le premier Résident général, formule sa fameuse définition du protectorat : «Un pays gardant ses institutions, son gouvernement et s'administrant lui-même avec ses organes propres, sous le simple contrôle d'une puissance européenne, laquelle, substituée à lui pour la représentation extérieure, prend généralement l'administration de son armée, de ses finances, le dirige dans son développement économique. Ce qui domine et caractérise cette conception, c'est la formule contrôle, opposée à la formule administration directe». Ensuite, il précise que, si le Sultan est entouré d'égards protocolaires, «dans la pratique, il n'a aucun pouvoir… son avis n'est demandé que pour la forme. Il est trop isolé… trop à l'écart des affaires publiques». Les vizirs ne participent à aucune délibération sur les affaires importantes, «traitées exclusivement et en dehors d'eux dans les services français». Puis, le Résident, de mettre en garde : «Ce serait une illusion de croire que les Marocains ne se rendent pas compte de la mise à l'écart des affaires dans laquelle ils sont tenus et de leur situation de «mineurs». Ils en souffrent et ils en causent». Et Lyautey de lancer cette mise en garde : «Il est urgent de crier casse-cou». Les deux systèmes d'enseignement C'est dans le secteur de l'enseignement que l'on mesure le mieux la dualité introduite par le système du protectorat. Former une génération de Marocains par l'école, leur ouvrir l'accès à l'Université française, permettre aux plus brillants d'accéder aux grandes écoles, de tout cela, dès le départ, il n'en fut pas question. Car, c'était à terme, sceller la fin du protectorat. Comment donc installer un système d'enseignement en tout point similaire à celui de la métropole, pour les Français et à côté d'eux, les Européens du Maroc, tout en maintenant à l'écart les Marocains ? Comment créer chez l'indigène le sentiment que le protecteur lui ouvre, par l'école, le monde moderne, tout en lui rendant impossible l'acquisition des diplômes qui lui permettraient l'accession aux postes de responsabilité ? Le service de l'enseignement s'applique à former les Marocains, mais seulement pour qu'ils remplissent, dans le cadre qui leur a été assigné une bonne fois pour toutes, les fonctions que la Résidence attend d'eux. L'objectif est de créer une élite, trait d'union entre la masse indigène et les Français. Mais pas de permettre à cette jeune élite de s'engager dans la voie du baccalauréat et d'accéder à l'enseignement supérieur en France. Et donc, de faire concurrence aux hauts fonctionnaires français du protectorat. Les collèges musulmans ne préparent pas au bac mais au Certificat d'études musulmanes et au Diplôme d'études musulmanes (2e cycle). Certaines familles vont donc tenter d'inscrire leurs enfants dans les écoles primaires et les lycées français (20 élèves, en 1920 ; 18, en 1928), mais le protectorat freine des quatre fers. Aussi, devant la fermeture de leurs portes, les autres envoient leurs enfants en France ou au Proche-Orient. Progressivement, comme les autorités françaises craignent que les diplômés n'entrent en contact avec les nationalistes arabes, elles se résignent à ouvrir, au Maroc, les portes du baccalauréat. «Elles espéraient ainsi retenir ces élèves au Maroc, et ainsi mieux les contrôler». Résultat : pour toute la période du protectorat, 1395 Marocains obtiennent leur baccalauréat complet, 640 musulmans et 755 israélites. Si, en valeur absolue, ils sont faibles, il a fallu beaucoup d'efforts pour les atteindre. Les deux villes «Lyautey a érigé en dogme le principe de la séparation», écrit Daniel Guérin, en février 1953, après avoir parcouru Casablanca. «Véritable racisme : chacun chez soi, chacun à sa place. Les deux mondes vivent à une distance respectable l'un de l'autre et s'ignorent». Il ajoute: «Plus encore que la misère et l'insalubrité, c'est la ségrégation totale qui me frappe. Nulle part ailleurs en Afrique du Nord, elle n'a été poussée aussi loin. A Alger, à Tunis, Arabes et Européens ne sont pas mélangés, certes, mais enfin, ils se côtoient, on ne sent pas de véritable frontière raciale». Et Yvonne Knibiehler de préciser : «A l'époque, le Grand Casablanca comprenait deux parties : la ville européenne qui était le véritable Casablanca et les derbs dans lesquels s'installaient les Marocains, bordés de zones immenses de bidonvilles qui n'avaient ni le tout-à-l'égout ni l'eau à domicile ; bien souvent, l'ensemble des eaux usées et les déjections coulaient dans le caniveau central de la rue. Les Marocains n'allaient en ville européenne que s'ils avaient quelque chose de précis à y faire. A partir de 20 heures, tout Marocain marchant dans la ville européenne était arrêté et s'il ne présentait pas un permis de travail indiquant qu'il devait se trouver dans la ville durant la nuit, il était brutalement conduit au commissariat central».