Samedi dernier, le ministre de l'Industrie, du commerce et des nouvelles technologies lançait le programme «Inmae» visant à introduire l'e-manufacturing au cœur du processus de production des entreprises. Un tel programme permettra-t-il de mettre fin aux problèmes de maintenance auxquels sont confrontées la grande majorité des entreprises industrielles ? Pour l'heure, il est difficile de porter un jugement. Selon les experts du domaine, les défaillances en matière de maintenance existent dans tous les secteurs et figurent en tête des freins à la productivité de l'industrie nationale. Laurent Deshayes, spécialiste des questions liées à l'optimisation des processus industriels, explique que, «aujourd'hui encore, il arrive fréquemment que des usines soient à l'arrêt, souvent pendant plusieurs semaines du fait d'un problème de maintenance». Ce qui bien évidemment engendre des pertes de productivité énormes. «Dans le secteur textile cela est un véritable talon d'Achille», explique également Abdellatif Abid, fondateur du cabinet Lean consulting. Ainsi, souligne-t-il, «lorsqu'on estime que l'ouvrier du textile devrait être productif 10 heures par jour, il ne l'est généralement que pendant 3 à 4 heures, soit parce qu'il n'est pas motivé pour faire son travail, soit parce que le système le contraint à arrêter, du fait d'une panne ou d'une maintenance mal gérée». Et pourtant en septembre 2010, lors du Forum de la maintenance industrielle organisé à Casablanca, les acteurs du domaine affichaient comme ambition d'exporter le savoir-faire marocain en maintenance dans le reste du continent. Pour Abdellatif Abid tout comme Laurent Deshayes, «le potentiel exportable est faible dans la mesure où si les compétences existent au Maroc, il n'y pas de vraie dynamique, aussi bien au niveau de l'offre que de la demande nationale de maintenance». Au niveau des industries, expliquent-t-ils, «les origines des défaillances de maintenance sont multiples et variées, de même que le degré de maturité des entreprises vis-à-vis de cette problématique». Investissements et déficit managérial Selon toujours Deshayes, «les défaillances commencent bien en amont lors de l'acquisition des machines, car dans la plupart des cas lorsqu'ils investissement les dirigeants marocains vont loin dans leur logique d'optimisation des coûts». Généralement, ils optent pour deux solutions : soit ils achètent des machines d'occasion en Europe (or celles-ci ont généralement atteint un niveau de fiabilité insuffisante), soit acquièrent en Chine des machines moins cher mais souvent bas de gamme. Dans les deux cas, la productivité se plombe par la suite. Il arrive aussi, explique Deshayes, que «les responsables maintenance ne soient pas impliqués dans le processus d'achats des machines». Or, selon les spécialistes, la logique de l'investissement industriel voudrait qu'avant d'investir dans une machine que l'entreprise anticipe déjà la réflexion quant à sa gestion. Un autre problème est évoqué, celui des bonnes compétences dans le domaine de la maintenance qui restent encore peu disponibles et chères au Maroc. «Pour recruter un bon responsable maintenance au Maroc, lorsqu'il s'agit d'une grosse usine, il faut compter entre 45.000 et 80.000 DH de salaire mensuel. Pour les petites, il faut prévoir un salaire entre 20.000 et 30.000 DH», souligne Laurent Deshayes. Pour Abdellatif Abid, les défaillances observées au niveau de l'industrie nationale sont également liées au fait que «le management de la maintenance n'a pas pu s'imposer». Selon lui, la plupart des entreprises industrielles sont plutôt dans une logique de dépannage ou de maintenance curative et très peu vont faire la maintenance préventive. Pour les spécialistes, cette réalité a deux explications : d'une part, les responsables de maintenance sont généralement des ingénieurs qui se sont positionnés sur le créneau et n'ont pas toujours une formation spécialisée pour maîtriser les machines. Et d'autre part, même dans les grands groupes, les responsables maintenance n'ont pas beaucoup de pouvoir de décision (ni sur l'achat des pièces de rechange, ni sur les procédures à mettre en place). Ce qui fait que lorsque ces responsables veulent faire de la maintenance préventive il leur est généralement difficile de convaincre les décideurs d'investir pour anticiper sur les problèmes à venir. «Les décideurs ne réagissent que lorsqu'ils sont face à des problèmes», constate Abdellatif Abid. Curatif ou préventif ? Au-delà de la réticence des dirigeants à investir pour prévenir les risques liés à l'utilisation des machines, il se pose aussi à beaucoup d'entreprises (notamment les PME-PMI) un dilemme en matière des politiques appropriées et de structuration de la fonction de maintenance. Les experts expliquent qu'il est importun de lancer un plan d'action de maintenance préventive lorsqu'on n'est pas capable de savoir combien coûte déjà la maintenance curative à l'entreprise, car sans cette mesure on ne peut pas connaître la rentabilité ou la non rentabilité du choix à opérer. Cependant, la mesure et le suivi des indicateurs nécessitent souvent la mise en place d'un système d'information connecté aux machines, donc de l'investissement et cela est également objet de blocage, surtout pour les petites industries. Or, ce genre d'investissement peut être réalisé avec le soutien de l'Etat, notamment dans le cadre des programmes de l'ANPME (Imtiaz et Moussanada), mais bien peu de ces entreprises ont jusque-là eu recours à ces offres gouvernementales. «Les grands groupes ne butent pas sur cet obstacle financier, mais ne consentent pas non plus beaucoup d'efforts pour structurer leur maintenance», déplorent les spécialistes. À croire Deshayes, beaucoup de grands et moyens groupes (Cosumar, ONDA, Lamacom...) ont essayé d'organiser leur maintenance en introduisant la Total Productive Maintenance (TPM), mais les projets ont dans la plupart des cas échoué. Ces échecs, explique-t-il, interviennent essentiellement parce que les dirigeants cherchent à boucler leur projet (TPM) en l'espace de quelques mois alors que cela nécessite de la réorganisation et de la gestion de changement et donc devrait être un projet exécutable sur trois à cinq ans. Abdellatif Abid : Fondateur du cabinet Lean consulting. Toutes les entreprises industrielles ont besoin de planifier et de maîtriser leur maintenance (ou au minimum de garantir le nettoyage et la propreté de leurs installations), surtout dans la mesure où les conditions de l'environnement augmentent le risque de pannes et que la poussière est l'une des causes des pannes de machines au Maroc. En matière de maintenance, des groupes comme l'OCP, Samir, Cosumar... qui ont des grosses installations ne devant surtout pas s'arrêter savent que la maintenance est capitale. Dans ces cas, souvent, l'arrêt de machine n'intervient que pour changer une pièce usée. La pratique de la maintenance se fait souvent dans une logique préventive. Dans d'autres cas, du fait du faible taux d'utilisation des machines, on a tendance à oublier la maintenance pour ne faire que du dépannage. Cela arrive également lorsque les entreprises travaillent en mode projet et utilisent des machines neuves. De toutes les façons, les industries qui pensent leur maintenance dans le même esprit que celui de la qualité globale font beaucoup plus de maintenance préventive et «améliorative» que de la maintenance curative. Celles-ci gagnent en productivité et en compétitivité, car en maîtrisant les opérations y afférentes elles pallient le manque à gagner qu'engendre l'arrêt de la production liée à des défauts ou des pannes de machines. Laurent Deshayes : DG de Manbat Technology. Actuellement, beaucoup de sociétés marocaines sont en phase de certification qualité. Concernant le processus de management et de pilotage, il y a peu de problèmes, puisque les ERP y sont utilisés. Par contre, lorsqu'il s'agit des processus industriels, la situation des entreprises n'est pas parfaite. Ceci parce qu'avec la mise en place de la qualité, deux éléments sont essentiels. D'abord, des plans d'actions pour l'amélioration (puisque la qualité suppose une amélioration continue) et un plan de formation continue. Le volet formation devenant obligatoire, les grandes entreprises pensent de plus en plus à mettre en place des plans. Néanmoinns, lorsqu'on souhaite lancer des plans d'actions d'amélioration, il faut déjà avoir des mesures. Sur les processus industriels de la fabrication, instaurer des mesures revient à faire de la maintenance. Or, les centres de formation existant au Maroc ne forment que sur les métiers de base (savoir changer un moteur...) et n'enseignent rien sur le relevé d'indicateurs, alors que cela permet d'établir des plans de dépannage, de plan d'arrêt... Par ailleurs, les aspects de mesures sont souvent considérés comme relevant du travail d'ingénieur. Dans la pratique, l'ingénieur a certes besoin des indicateurs, mais ceux-ci doivent être relevés par l'opérateur. Pour alimenter ces indicateurs qui doivent aller dans le plan qualité, il faut des outils de pilotage d'atelier, et des outils de GMAO (Gestion de la maintenance assistée par ordinateur), et il y a un grand manque à ce niveau.