«Si ta figure est de travers, ne t'en prends pas au miroir». Cette citation de l'auteur russe Gogol semble s'appliquer parfaitement aux instances européennes en ce moment. En effet, l'Europe n'est pas au firmament de sa beauté, car elle est en mauvaise posture sur bien des plans. Le chômage augmente sensiblement, la croissance tarde à revenir et, surtout, ses finances sont en très mauvais état. Les déficits de la Grèce et des autres pays du Sud ont atteint des niveaux intenables à court terme. L'euro, le baromètre de la santé économique de la zone, baisse fortement contre les autres devises. Mais dans ce contexte de crise, on retiendra surtout la cacophonie des dirigeants et la faiblesse des instances européennes à offrir une réponse claire et concertée. Aussi, la tentation est forte de trouver un bouc émissaire et de détourner l'attention de l'opinion. Et quelle image est plus forte que celle des spéculateurs irresponsables, face aux citoyens qui doivent payer les pots cassés ?Le Wall Street Journal a rapporté la semaine dernière l'information selon laquelle quelques-uns des plus grands gérants de hedge funds américains s'étaient rencontrés autour d'un dîner à Manhattan début février pour discuter de la situation économique européenne et de son impact négatif sur l'euro. La plupart des journaux européens n'ont pas tardé à relayer l'information d'un complot de spéculateurs étrangers qui organiseraient des attaques concertées sur la monnaie unique. Sauf que... l'entente de quelques fonds, aussi importants soient-ils, ne suffirait pas à imposer une tendance à l'euro, tant le volume des échanges internationaux et les flux commerciaux sont élevés. Le fameux «complot» n'a évidemment pas précipité la chute de l'euro, ce n'était que la constatation, médiatisée, que l'Europe et sa devise allaient mal. Et la logique financière veut que les spéculateurs suivent le mouvement. Une polémique similaire prend de l'ampleur dans les milieux financiers cette semaine et concerne cette fois-ci des produits dérivés de crédit, les «Credit Default Swaps» (CDS), accusés d'avoir grandement amplifié les difficultés de la Grèce. Ces produits financiers complexes, au fonctionnement opaque, permettent la spéculation sur la dette souveraine des pays. Gageons que les instances européennes feront le maximum pour les diaboliser et les mettre au centre de la prochaine polémique financière sur la place publique. Mais quel est le mécanisme de ces produits ? Sont-ils si maléfiques ?Les CDS sont des contrats financiers, permettant de se protéger du défaut de paiement d'une dette. L'acheteur de cette assurance verse une prime au vendeur, sous la forme d'un intérêt. En contrepartie, le vendeur devra compenser les pertes si le risque se réalise, à savoir en cas de faillite réelle du débiteur. Plus concrètement, si je négocie avec la banque X l'achat d'un CDS sur la Grèce à 5 ans au prix de 400 points de base, pour une valeur de 1 million de dollars, cela me coûtera 40.000 dollars par an pendant 5 ans. Mais en cas de faillite de la Grèce pendant cette période, la banque X devra me payer le montant assuré, soit un million de dollars. Bien sûr, le prix reflète la situation du pays à un moment donné, et varie en fonction des évènements. Il représente la prime de risque du pays. En cas de détérioration de la situation dans celui-ci, je pourrais déboucler ma position et encaisser immédiatement un gain. Je serais par contre perdant si la prime de risque de la Grèce venait à baisser. L'opération s'effectue de gré à gré, entre deux investisseurs. Elle a peu d'incidence sur le bilan des banques concernées, et échappe totalement à la supervision des régulateurs de la Bourse. Et c'est bien ce point qui inquiète. Les ministres des Finances français et allemands ont été les premiers à lancer le débat en Europe. Après que la prime de risque associée à la Grèce ait atteint des sommets en février, des déclarations successives ont blâmé l'intense activité des spéculateurs sur les marchés de CDS, qui auraient ainsi accru le coût de financement de l'Etat émetteur, par ailleurs déjà en difficulté. La Commission européenne a rapidement emboîté le pas des politiques et propose aujourd'hui une régulation internationale de ces produits financiers, la constitution d'une chambre de compensation globale, voire, pour les membres les plus radicaux, une interdiction pure et simple de ces instruments. La machine administrative semble désormais lancée contre la spéculation. Encore une fois, les chiffres viennent contredire ce constat alarmiste des politiques européens : le montant net des positions ouvertes de CDS selon la DTCC, une agence américaine, est sans commune mesure avec l'encours de la dette existante. Dans le cas de la Grèce, les positions sur les CDS sont évaluées à 9 milliards de dollars, alors que les obligations encore en vie représentent... 406 milliards de dollars. Et l'on retrouve des proportions équivalentes pour les autres pays de la zone. Il est donc largement discutable d'accuser les CDS d'être au centre du problème, d'autant plus qu'avant d'être des instruments favorisant la spéculation, les dérivés permettent d'optimiser la couverture des risques d'un portefeuille ou d'une banque et contribuent à améliorer la liquidité des marchés, qui est indispensable pour le refinancement des pays. Mais comment peut-on empêcher la spéculation ? Une interdiction des dérivés ou une réglementation plus stricte n'empêchera pas les raids des hedge funds. La palette d'instruments à leur disposition est bien large. Ils ont la possibilité de vendre directement des obligations du pays ou peuvent encore s'attaquer au marché des actions. Si l'Europe ferme la porte aux CDS, ils passeront par la fenêtre. Le seul moyen réellement efficace d'arrêter la spéculation contre la Grèce ou tout autre pays d'Europe est peut-être de s'attaquer au fond du problème, c'est-à-dire de réduire les déficits, et d'établir plus de sincérité et de rigueur dans l'établissement des comptes budgétaires. Ce n'est pas en interdisant les miroirs que l'on devient beau... Quid du Maroc ? Comme pour la plupart des pays qui ont émis des obligations internationales libellées en euro ou en dollar, il existe un Credit Default Swap (CDS) qui a pour sous-jacent la dette marocaine. En théorie, un opérateur financier à l'étranger (banque, fonds commun de placement, hedge fund...) peut couvrir un risque de défaut sur le Maroc en achetant à une de ses contreparties un CDS souverain sur le Royaume. Toutefois, ce n'est pas un instrument très liquide, car l'encours de la dette obligataire marocaine est très faible (une seule émission de 500 millions d'euros de nominal à échéance 2017). Actuellement, la prime de risque évaluée par le CDS marocain s'est stabilisée autour de 110 points de base, soit un niveau à peu près équivalent aux primes de risque de la Pologne, de la Thaïlande ou encore de l'Espagne. Aussi, pour assurer un montant de 1 million de dollars pendant une durée de 5 ans, il en coûterait à cet investisseur une prime de 11.000 dollars par an. En d'autres termes et sans entrer dans les détails du calcul, cela implique que les marchés financiers évaluent la probabilité de défaut du Maroc à un niveau assez faible, soit autour de 7% pour les 5 ans à venir. Dans le cas spécifique du Maroc, on peut dire qu'à l'inverse de la Grèce ou de l'Italie, l'encours de produits dérivés de crédit est largement supérieur à l'encours de sa dette réelle. Néanmoins, cela ne favorise pas la spéculation sur le Royaume, car le prix du CDS ne peut s'éloigner des fondamentaux du pays : la croissance est relativement soutenue, l'environnement politique et social stable et surtout, la dette extérieure est très faible. En résumé, il n'y a pas de prise réelle pour des éventuels spéculateurs. Une situation que l'on aimerait voir perdurer sur ce plan...