Comme beaucoup d'opérateurs dans le monde de la finance, j'ai souvent pensé que travailler pour Goldman Sachs était un must. Le nom est prestigieux, les équipes sont composées d'éléments souvent brillants et l'environnement est élitiste et multiculturel à souhait. Les débats sur l'intégration des étrangers en France ne doivent pas trouver beaucoup d'écho chez eux : les correspondants avec qui j'ai l'occasion de travailler à Londres sont des Nigérians, des Croates, des Bulgares ou des Marocains, autour de quelques rares Britanniques. Les résultats de la banque sont plutôt flatteurs : elle est sortie indemne d'une crise financière qui a bien failli renverser tout le système financier mondial en 2008, et de plus, elle est redevenue extrêmement rentable. Elle affiche pour 2009 un profit de près de 11 milliards de dollars, le niveau de ses plus belles années. Elle est aussi devenue la cinquième banque américaine en termes d'actifs. Pourtant, malgré ce tableau plutôt élogieux, il ne fait pas bon dire qu'on est employé chez Goldman Sachs ces temps-ci, tant le nom déchaîne les critiques. «Goldman Sachs est une pieuvre assoiffée de sang, étendant ses tentacules autour du monde». Ce titre-choc d'un article à charge et plutôt bien documenté, est paru en juillet 2009 dans le magazine Rolling Stones. Il a très largement contribué à alimenter le climat de suspicion, voire de haine que beaucoup d'Américains éprouvent désormais envers Wall Street, et plus particulièrement envers la plus prestigieuse de ses banques d'affaires. Des profits faramineux contestés Dans une économie américaine qui peine encore à se redresser, avec un taux de chômage qui a atteint en automne dernier des niveaux jamais vus depuis 26 ans, l'annonce des bonus des employés de Goldman Sachs fin janvier (près de 500.000 dollars par personne en moyenne) a déchaîné les protestations. Les Américains, d'ordinaire si prompts à applaudir le succès des autres, ont cette fois-ci la douloureuse perception que les faramineux profits de Goldman Sachs ont été réalisés aux dépens de l'argent public, comme si le PDG Lloyd Blankfein avait puisé directement dans leur poche. L'argument le plus symbolique est peut-être le déménagement en cours de la banque à New York. Quelque 6.000 employés du groupe vont rejoindre un nouvel immeuble de 43 étages, tout de verre et d'acier, juste à côté de l'endroit où trônaient les tours jumelles du World Trade Center. Pour financer sa construction en 2005, Goldman Sachs a bénéficié de cadeaux fiscaux sur l'emprunt contracté, ainsi que d'aides substantielles du gouvernement, soucieux de conserver les emplois dans le quartier après le 11 septembre 2001. Au total, ce fut un cadeau de 200 millions de dollars pour Goldman Sachs, bien négocié par son PDG d'alors, Henry Paulson. Et c'est ce même Henry Paulson, devenu depuis secrétaire au Trésor, qui a accordé 10 milliards de dollars d'aides à son ancien employeur, lors de la crise en septembre 2008. Collusion, diront les mauvais esprits. Mais Goldman Sachs n'a-t-elle pas remboursé rapidement et entièrement la somme, assortie selon ses calculs d'intérêts de plus de 20% ? De plus, le Trésor n'a t-il pas également aidé les autres banques ? Peut-être, mais on se souvient qu'au même moment, le Trésor américain avait choisi de soutenir l'assureur AIG, alors en très grande difficulté, tandis qu'il condamnait à la faillite la banque Lehman Brothers. Et à qui AIG a-t-il pu rembourser sa plus grosse dette, près de 13 milliards de dollars sur ses contrats dérivés ? À Goldman Sachs... De la banque d'investissement à la banque d'affaires Une semaine plus tard, Goldman et une autre banque d'investissement, Morgan Stanley, ont obtenu la modification de leurs statuts pour devenir des banques d'affaires. C'était là probablement le cadeau le plus substantiel. Grâce à cette nouvelle dénomination, elles rejoignaient JP Morgan, Citigroup et d'autres géants bancaires qui avaient la possibilité d'emprunter auprès de la Fed des montants massifs à des taux d'intérêt proches de zéro. C'est précisément ce qui a sauvé Goldman du désastre. Plus encore qu'une source de financement d'urgence, c'était une source de revenus à long terme garantis. Goldman Sachs pouvait par exemple emprunter des sommes colossales à un taux quasi nul, pour les réinvestir dans les bons du Trésor américain à 2%. Un véritable distributeur gratuit de billets... La collusion entre la banque et les instances du gouvernement ne s'arrête pas à Henry Paulson. Bien d'autres anciens membres de Goldman se retrouvent dans les cabinets ministériels d'Obama, à la BCE ou à la Banque mondiale. Cette galaxie de personnages a surtout fait en sorte que Goldman soit considéré comme un rouage indispensable au maintien du système financier américain, le fameux «too big to fail» ou trop important pour faire faillite. En d'autres termes, c'est l'assurance que Goldman peut faire des bénéfices encore longtemps, avec l'argent et la garantie implicite du gouvernement américain... La révélation il y a quelques jours du fait que Goldman Sachs a aidé la Grèce à masquer l'ampleur de son déficit budgétaire à l'aide de produits dérivés a constitué pour l'opinion publique la goutte qui a fait déborder le vase. Les instances financières internationales devraient maintenant examiner les conditions dans lesquelles Goldman Sachs a opéré et déterminer si la firme a été impliquée dans d'autres «arrangements» similaires. Il n'y a qu'un pas pour que les adeptes de la théorie du complot se posent ces questions : les régulateurs américains de Goldman étaient-ils au courant de ses activités en Grèce et dans d'autres pays de la zone euro ? Ont-ils approuvé ces activités qui portaient directement atteinte à l'intégrité de l'Union Européenne ? Aujourd'hui, lorsque des vendeurs de chez Goldman Sachs m'appellent pour présenter une nouvelle idée d'opération financière, je ne peux pas m'empêcher de penser à un énorme tentacule de pieuvre qui s'approcherait de moi en ondulant...Et je suis tenté de décliner. À qui diantre, profite cette dette ? Par quels mécanismes précis les banques ont-elles pu camoufler une partie de la dette grecque ? L'opération incriminée dans le cas de Goldman Sachs en 2002 reste relativement simple : il s'agissait de convertir en euros une partie de la dette émise en dollars et en yens, pour une durée déterminée. L'astuce résidait dans la détermination du taux de change, qui ne correspondait pas au prix du marché de l'époque et qui était largement favorable à la Grèce au début de l'opération. Cela permettait de décaler artificiellement de plusieurs années le remboursement d'une partie de la dette, et d'améliorer les ratios d'endettement du pays. Un prêt déguisé en quelque sorte... Sans oublier de généreuses commissions pour la banque. L'imagination des intermédiaires financiers ne s'arrête pas là : ils ont également créé des produits structurés complexes, permettant d'hypothéquer les recettes futures des aéroports ou de la loterie nationale. Selon les révélations récentes du Wall Street Journal, certaines de ces structures étaient encore actives fin 2009. Toutes ces opérations, aussi choquantes quelles puissent paraître aujourd'hui, étaient rigoureusement légales selon les standards de l'époque. Opaques, certes, très discutables dans leur principe, sûrement, mais néanmoins légales. Les principales victimes sont le contribuable grec et la crédibilité du projet d'union monétaire européenne.Mais doit-on désigner Goldman Sachs comme seul coupable dans ces affaires ? Certainement pas. Les banques n'ont été que les complices de gouvernements à la gestion budgétaire désastreuse, qui ont utilisé tous les moyens possibles pour satisfaire aux critères monétaires d'une Europe au contrôle laxiste. L'Italie en a également abusé. Et quel est le métier des banques, sinon de répondre aux attentes de leurs clients ?