Il semble que notre «révolution tranquille» commence à bouleverser notre quotidien. C'est ainsi que les télespectateurs marocains sont restés ébahis devant les propos d'Abdelhamid Amine lors d'une émission de débat télévisée. L'homme est connu pour son franc parler et n'avait pour cette raison aucun droit de cité dans les médias officiels. C'est certainement le déploiement de cette parole rebelle dans un espace resté longtemps allergique à la pensée discordante qui a créé l'événement. A l'issue de l'émission je me suis rendu compte que tout discours, quel qu'il soit, perd de sa force supposée dès qu'il est mis avec courage sur la place publique. Le discours le plus «subversif» devient alors une opinion parmi d'autres. La censure amplifie les opinions les plus communes et la liberté d'expression banalise les plus audacieuses. La différence a longtemps été diabolisée dans les pays arabes. Il fallait réduire au silence les voix dissonantes, qu'il s'agisse de la pluralité politique, ethnique, linguistique ou régionale. Les régimes autocratiques se présentaient alors comme un rempart contre cette pluralité luciférienne. Pastichant la célèbre citation de Churchill, «la démocratie est le pire des régimes à l'exception de tous les autres», les dictateurs laissaient croire que leur régime est le moindre mal. L'alternative démocratique serait dangereuse parce qu'elle autoriserait une pluralité source de division pour des peuples immatures et incapables de faire bon usage de la liberté. Aujourd'hui, il n'existe aucun pays harmonieusement uniforme. Les sociétés modernes essayent de rendre leur pluralité assumée, une richesse. Les sociétés autocratiques tentent de l'apprivoiser en la canalisant par des restrictions de liberté. L'illusion de la vérité unique Ayant été trop longtemps baignés dans une pensée manichéenne, les peuples arabes ont encore un long chemin à faire pour apprendre à tolérer la différence. Au Maroc, nous avons toujours chanté notre pluralité politique et culturelle plus pour la conjurer que pour la vivre. Il ne fallait pas que cette pluralité se mue en différence. Nous sommes pluriels mais identiques. Il n'est pas étonnant par exemple que l'institutionnalisation de notre différence linguistique fasse l'objet des peurs les plus étranges. Les amazighes existent bien mais ils ne sont de bons citoyens que lorsqu'ils oublient leur «différence». Nous avons plusieurs partis mais seuls comptent ceux qui sont dans le consensus national préétabli. Cette conception monolithique de la réalité est probablement notre plus grand défi. Ne pas être dans la «philosophie du 20 février» aujourd'hui risque de vous mettre à la marge de la seule vérité qui compte. «Le bon sens est la chose au monde la mieux partagée», disait Descartes. Personne ne contesterait les principes fondamentaux que sont la démocratie, la liberté, la séparation des pouvoirs, etc. Mais on peut encore exprimer des opinions différentes sur les urgences et sur la méthode. J'ai lu quelques déclarations de ces jeunes et si leur enthousiasme juvénile ne pouvait pardonner leur impétuosité, j'aurais quelques raisons de craindre qu'une pensée unique ne s'installe à la place d'une autre. Nous avons trop longtemps vécu dans l'idéalisation de l'uniformité qu'on ne sait pas toujours faire la différence entre une opinion et une vérité. Ce principe est pourtant à la base de la société qu'on veut construire. Pour cela, il ne suffit malheureusement pas de décréter une loi. Il faut un long travail pédagogique. Il parait que certains ministres ont fustigé ce qu'ils ont considéré comme une dérive de la télévision nationale quand celle-ci à ouvert ses plateaux à des personnes jugées récalcitrantes. La pureté d'une télé monocorde leur a manqué. Pour une fois qu'il y avait quelque chose à voir à la télé ! Ce qui les a dérangés est probablement cette parole trop irrévérencieuse d'un Amine parlant du baise main dans la manière de saluer le roi. Cela a surpris et l'homme mérite d'être salué pour son audace. Mais peut-il accepter que d'autres personnes ne trouvent à cette manière de saluer rien de dégradant puisqu'elle fait partie de leur manière quotidienne de se saluer? Certaines personnes veulent que le domaine religieux ne fasse plus partie des prérogatives du roi. Leurs arguments méritent d'être écoutés mais conçoivent-elles que d'autres citoyens l'entendent autrement? Le pire danger qui guette cette nouvelle liberté d'expression qui se saisit de tout le monde, est qu'elle oublie parfois qu'elle n'est qu'une opinion. Je n'ai personnellement aucun doute sur la portée historique et révolutionnaire du discours du 9 mars. Je m'étonne même que certains ne le conçoivent pas ainsi, mais j'écoute avec attention leurs arguments. Je pense qu'ils ont bien raison de les exprimer. «Je ne partage pas vos idées mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous puissiez les exprimer», disait Voltaire. C'est certainement le premier principe dont les nouveaux peuples doivent faire l'apprentissage. Khalil Mgharfaoui Chercheur au Laboratoire d'études et de recherches sur l'interculturel.