Les réponses apportées par les dirigeants arabes aux défis que rencontre leur pays ont été aussi variées que limitées. Ces réponses n'avaient souvent pour objectif que de minimiser les pertes de pouvoir des gouvernants. Dans une sorte de marchandage absurde, les dirigeants mettaient en conflit leurs intérêts personnels et ceux du peuple. C'est ainsi que Ben Ali et Moubarak, ne voulant pas céder un peu de leur pouvoir, avaient fini par le céder en entier. Après un mois d'émeutes, le président yéménite a offert des réformes dont ne rêvaient pas les contestataires du premier jour. Peine perdue ! La rue n'avait plus confiance. Elle a compris que les offres du président n'étaient qu'un aveu de faiblesse. D'autres, comme en Arabie Saoudite, ont estimé que l'argent pouvait arranger les choses. Ils ont fait preuve d'une générosité excessive, qui a montré à quel point ils infantilisaient leur peuple. Le discours royal du 9 mars est venu avec une autre logique. La proposition de réforme de la Constitution a dépassé les attentes et a dérouté par son audace. On n'en espérait pas tant. Le Roi avait, en effet, une marge de manœuvre confortable, qui lui permettait de jouer sur la légitimité de la monarchie et la faiblesse de la classe politique. Il a plutôt choisi de faire de sa force un atout pour son pays et non l'inverse. Une logique si déroutante que certains l'ont trouvée suspecte. On ne peut leur en vouloir, quand on sait que la force de l'habitude nourrit souvent les fausses certitudes. C'est justement parce qu'elle est inhabituelle et inattendue que la proposition royale est historique. En 2008, le monde a connu une grave crise financière et économique. On avait à l'époque évoqué, non sans raison, il faut le reconnaître, que le Maroc résistait mieux à cette crise. Cette affirmation a parfois été comprise comme une sorte de baraka, qui épargnait notre pays et l'immunisait contre les fléaux planétaires. Ce discours lénifiant et dangereux risquait de nous faire rater l'opportunité qu'offrait un petit avantage initial. Nous sommes aujourd'hui devant une situation similaire. Face à la crise politique qui touche toute la région, nous ne manquons pas d'avantages. Deux solutions s'offraient à nous. Nous pouvions affirmer que nous n'étions pas concernés par ces bouleversements. Cela nous aurait en réalité coûté plus cher en termes d'énergie nécessaire pour convaincre, avec un résultat qui serait resté incertain. Nous pouvions aussi adopter une attitude plus offensive, celle qu'une majorité de Marocains pensaient peut-être être la plus coûteuse, parce que la plus risquée. Elle l'aurait été s'il n'y avait pas eu cette rencontre de deux lucidités, celle du peuple et celle du Roi. Au lieu de subir l'histoire, Mohammed VI à voulu l'écrire. Tous les dirigeants arabes n'ont pas fait preuve d'autant de discernement. Le 10 mars au matin, mes collègues de la faculté étaient dans un état d'excitation extrême. Les commentaires sur le discours royal de la veille allaient bon train. Il y avait là toutes les tendances idéologiques possibles. Chacun avait son mot à dire : des commentaires laconiques fuyant l'argumentation et préférant l'expression d'un sentiment trop personnel, aux discours les plus construits. J'ai entendu des superlatifs «Extraordinaire», «Merveilleux», fuser un peu partout et mettre en colère un collègue, qui estimait que ces mots devraient être bannis du lexique scientifique. Peu importe ! Même les plus rationnels et les plus sceptiques reconnaissaient que quelque chose de particulier venait de se produire la veille au soir. Il y avait dans les propos de ces professeurs la joie indicible et presque puérile, de gens qui sortaient d'un monde pour entrer dans un autre ; et s'ils étaient encore critiques, c'est parce qu'ils avaient peur de trop rêver et d'être déçus. Un collègue m'a dit sur un ton joyeux «cette fois-ci, je vais voter» comme s'il s'agissait d'une véritable révolution. Cet «aveu» a quelque chose de pathétique, quand il vient d'un universitaire. Il montre à quel point notre champ politique était affligeant. Voilà qu'on se surprend à parler au passé comme si la messe était dite ! Nous ne sommes qu'au début d'un processus et le plus difficile reste à venir. Les craintes les plus fondées concernent le monde politique. Nos partis sont-ils prêts à relever le défi ? Peuvent-ils reconstruire la confiance perdue auprès des électeurs ? Finalement, la proposition royale nous a montré à quel point nous sommes pauvres politiquement. Un ami m'a dit que la réforme constitutionnelle est l'affaire de l'élite. Qu'apporte-elle au chômeur diplômé, au jeune couple qui ne trouve pas où se loger ? Tout viendra avec le temps, mais le temps est le privilège des nantis. Je pense qu'une réforme a toujours besoin de symboles. Assainir tout de suite l'environnement politique national en neutralisant les personnes dont la dépravation est de notoriété publique pourrait contribuer à installer cette confiance salutaire. Khalil Mgharfaoui Chercheur au Laboratoire d'études et de recherches sur l'interculturel.