L'isolationnisme économique, ravivé sous l'ère Trump, a poussé l'Union européenne à précipiter la conclusion de son accord de libre-échange avec le Mercosur, après vingt-cinq années de tractations. Ce pacte, conçu pour renforcer les échanges transatlantiques, pourrait contraindre le Maroc à agir pour préserver sa compétitivité, notamment dans le secteur agricole. Le récent accord de libre-échange conclu le 6 décembre 2024 entre l'Union européenne (UE) et le Mercosur marque une étape majeure dans les relations commerciales internationales, donnant naissance à l'une des plus vastes zones de libre-échange au monde. Ciblant près de 780 millions de consommateurs, cet accord vise à démanteler les barrières tarifaires sur une vaste palette de produits, allant de l'agriculture aux biens manufacturés. Une avancée qui ouvre de nouvelles perspectives pour les économies des deux blocs, en particulier à l'Allemagne et l'Espagne – la France y étant pour l'heure opposée -, mais qui pose également la question des conséquences pour le partenariat entre l'UE et le Maroc. Premier partenaire économique de l'Union en Afrique, le Royaume doit faire face à une concurrence accrue et repenser ainsi ses stratégies commerciales en vue de maintenir sa compétitivité régionale. Le secteur agricole en première ligne Le secteur agricole marocain, qui repose en grande partie sur ses exportations vers l'Europe, pourrait être particulièrement affecté. Les produits agricoles du Mercosur, tels que la viande bovine, le soja et le sucre, bénéficieront désormais d'un accès préférentiel au marché européen, ce qui pourrait éroder les parts de marché des agrumes et des fruits et légumes. Si les opérateurs affirment «attendre les détails de cet accord avant de pouvoir se prononcer», les premières analyses soulignent déjà une recomposition des chaînes de valeur qui ne sera pas sans conséquence pour les partenaires traditionnels de l'UE. Cette réalité incite le Maroc à envisager des stratégies de montée en gamme, avec une valorisation des certifications biologiques et des indications géographiques protégées, pour se différencier dans un marché où la pression sur les prix dicte de nouvelles règles de compétitivité. Les implications de cet accord ne se limitent pas au secteur agricole. Les produits manufacturés du Mercosur, exempts manifestement de droits de douane, pourraient concurrencer les biens industriels locaux exportés vers l'Europe, notamment dans les secteurs stratégiques comme l'automobile ou le textile. Ce repositionnement pourrait également remodeler les chaînes de valeur européennes, où le Royaume occupe une position stratégique, en réorientant une partie des approvisionnements industriels vers des fournisseurs sud-américains. Pour contrer cet effet, le Maroc devra redoubler d'efforts pour stimuler l'innovation et accroître sa compétitivité. La structuration de clusters industriels, à l'instar de l'écosystème Renault à Tanger Med, a renforcé l'intégration dans les chaînes de valeur mondiales. Les investissements dans la recherche et développement, soutenus par des partenariats ciblés entre universités et industriels, traduisent une montée en compétence progressive. Dans la filière automobile, cette dynamique s'inscrit dans une ambition clairement affichée par la tutelle, comme l'a souligné à maintes reprises le ministre de l'Industrie et du Commerce, Ryad Mezzour, en déclarant que l'ambition du Maroc «est de devenir l'une des bases industrielles les plus compétitives au monde». Par railleurs, si l'attractivité des pays du Mercosur, désormais renforcée par cet accord, pourrait détourner certains investissements européens historiquement orientés vers le Royaume, celui-ci conserve des atouts non négligeables, à savoir sa position géographique stratégique, sa stabilité politique et son statut de hub pour le commerce en Afrique. En capitalisant sur ces avantages, le Maroc peut continuer à attirer des investisseurs en misant sur des projets structurants, notamment dans les secteurs de l'hydrogène vert. «Explorer les opportunités» L'accord UE-Mercosur pourrait également inciter Bruxelles à réexaminer ses relations commerciales avec ses partenaires traditionnels, dont le Maroc. Comme le souligne l'Organisation mondiale du commerce, la montée en puissance des nouveaux accords commerciaux nécessite souvent une refonte des préférences existantes pour assurer leur cohérence avec les engagements multilatéraux. Ceci dit, ce pacte, conçu pour renforcer les échanges transatlantiques, pourrait également offrir au Royaume une opportunité stratégique. Le Maroc, déjà engagé dans une dynamique de coopération avec le Mercosur, s'affirme comme un acteur stratégique capable de tirer parti des transformations en cours. Depuis l'accord-cadre signé en 1999, les échanges bilatéraux ont connu une progression notable, atteignant 4,7 milliards de dollars en 2022, contre 3,6 milliards l'année précédente. Le Brésil, avec près de 3 milliards de dollars d'échanges, s'impose comme le principal partenaire du Maroc au sein de ce bloc économique, tandis que les phosphates marocains, et leurs dérivés, constituent l'essentiel des exportations nationales. Cette trajectoire a été récemment renforcée par la visite en juin 2023 de Rubén Anibal Basigalupe, président du Parlement du Mercosur, qui a salué «les efforts déployés par le Maroc en termes de performances économiques» et confirmé l'engagement du Mercosur à «explorer toutes les opportunités de partenariat avec le Royaume». Ce rôle pourrait, comme l'a affirmé Ryad Mezzour, ministre de l'Industrie et du Commerce, se concrétiser dans une coopération triangulaire Mercosur-Maroc-Afrique, notamment dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf). Cependant, le Maroc devra relever plusieurs défis pour capitaliser sur cette position. L'accord UE-Mercosur, en libéralisant l'accès des produits agricoles sud-américains au marché européen, intensifie la concurrence sur des segments où le Royaume excelle, comme les fruits et légumes. Pour répondre à cet enjeu, il devra miser sur la montée en gamme, la diversification de son offre et le développement de chaînes de valeur locales intégrées. Le port de Tanger Med, hub logistique majeur, et les ambitions marocaines dans l'hydrogène vert ou l'agro-industrie durable, constituent autant d'atouts pour se positionner comme un carrefour commercial incontournable. «Les intérêts économiques communs entre le Maroc et le Mercosur permettent aisément de passer d'une relation commerciale à un partenariat stratégique», a affirmé Ryad Mezzour. Dans un contexte de reconfiguration des flux commerciaux mondiaux, le Royaume, en valorisant ses atouts compétitifs, peut sécuriser une position stratégique dans les chaînes de valeur. Les accords préférentiels, entrave au commerce mondiale ? La récente signature de l'accord commercial entre l'Union européenne et le Mercosur redessine les équilibres du commerce mondial, mais non sans susciter des interrogations. En favorisant des préférences exclusives entre blocs, ce type d'accord fragilise le principe fondamental de la «nation la plus favorisée», qui garantit l'égalité de traitement entre tous les membres de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). «La prolifération des accords commerciaux régionaux peut engendrer des distorsions dans le système multilatéral, en dérogeant au principe de la nation la plus favorisée», souligne un document de l'OMC. Conçus pour dynamiser les échanges entre partenaires privilégiés, ces accords finissent souvent par accentuer les disparités dans l'accès aux marchés. Pour des partenaires historiques de l'UE, comme le Maroc, ces nouvelles alliances soulèvent des enjeux stratégiques. En redéfinissant les conditions de la concurrence, elles risquent de diluer l'avantage compétitif que représentaient jusque-là les préférences commerciales accordées par l'Union, obligeant le Royaume à réajuster sa stratégie commerciale. Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ECO